« Anticiper pour mieux planifier : Quelle demande en eau pour quelle agriculture demain ? », c’est sur ce thème que se sont retrouvés le 28 septembre 2023 à Montpellier, un groupe d’experts de l’eau issus des services de l’État, de collectivités, du monde universitaire et d’entreprises proposant des solutions. En introduction au colloque, des représentants d’institutions nationale, régionale et locale ont posé le cadre de la journée d’échanges, en présentant à leur échelle comment ils appréhendaient l’enjeu de la France agricole face à la sécheresse. Ils se sont appuyés notamment sur les retours d’expériences des récents épisodes de sécheresse de 2022 et 2023 dans le contexte des régions du Sud de la France.
Ces échanges sont issus de la table ronde introductive du colloque intitulé « Anticiper pour mieux planifier : Quelle demande en eau pour quelle agriculture demain ? » organisé le 28 septembre 2023 à l’Institut Agro Montpellier par la chaire Eau « Agriculture et changement climatique » en partenariat avec le Réseau « Systèmes agricoles et eau » (INRAE) et le pôle de compétitivité Aqua-Valley, et animée par l’auteur de l’article.
Nous avons repris dans cet article les messages principaux des intervenants et les remercions de s’être prêtés à cet exercice.
Nathalie BERTRAND - Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires
En effet, nous pouvons citer trois d’entre eux : le rapport « Changement climatique, eau et agriculture : quelles trajectoires d’ici 2050 ? »
Concernant le rapport Sécheresse 2022, il faut noter que c’est d’abord la question de l’eau potable qui a suscité cette commande par les ministres chargés de l’écologie, de l’intérieur, et de l’agriculture. Environ deux mille communes étaient alors en tension ou en rupture. Par son intensité, sa durée et son extension à tout le territoire national, la sécheresse 2022 a surpris l’ensemble des services concernés et a mis en évidence un niveau insuffisant de préparation à la gestion de ce type d'événement. Elle fait suite à plusieurs années de sécheresses récurrentes depuis 2018, à la seule exception de l’année 2021. Pourtant, ce phénomène aujourd’hui considéré comme extrême pourrait n’être qu’un épisode moyen d’ici la fin du XXIe siècle.
Parmi les enseignements d’alors, synthétisés dans ce rapport remis en amont de la campagne 2023, plusieurs voies d’amélioration de l’anticipation et de la gestion de telles crises ont été identifiées. Les critères de déclenchement des mesures progressives de restrictions sont ainsi à préciser et à harmoniser (vigilance, alerte, alerte renforcée, crise) pour raccourcir les délais à 3-4 jours entre le dépassement de seuils critiques et la mise en œuvre effective des actions. Une mesure de restriction est d’autant plus efficace qu’elle est adoptée immédiatement.
Nous avons aussi relevé d’intéressantes pratiques d’optimisation prises en anticipation dans les territoires les plus aguerris aux épisodes successifs de sécheresse. Leur renforcement et généralisation nécessitent une meilleure connaissance en temps réel des prélèvements et des consommations, à l’aide de compteurs connectés permettant de réaliser un suivi dynamique des différents usages.
Mélanie BONNEAU - Agence d'urbanisme catalane Pyrénées Méditerranée
Au sein de l’Agence d'urbanisme catalane Pyrénées Méditerranée (AURCA), nous accompagnons des collectivités de profils très variés : communes, EPCI
Quel que soit leur profil, elles n’ont pas en main toutes les données ni les moyens pour concevoir au mieux leurs projets et conduire, le cas échéant, leur évaluation environnementale. Ainsi à ce jour, nous n’avons pas une connaissance précise des prélèvements agricoles sur l’ensemble des nappes et cours d’eau du département des Pyrénées Orientales (PO). Il est difficile voire impossible (avec les moyens disponibles et les temps impartis) de connaître les prélèvements des différents usages sur les différentes ressources (qui peuvent être connectées par des maillages de réseaux) au cours du temps. Il est encore plus difficile de juger de ce fait de l’adéquation des besoins et des ressources dans le temps et dans l’espace. Or, la notion de pic de consommation est cruciale. Si l’on ajoute à cela l’évolution des ressources et des usages dans un futur plus ou moins proche… Notons tout de même que depuis début 2023, se déploie une initiative collective intéressante des gestionnaires de bassins versants des PO : le programme Eau’rizon 2070
Alain HALMA - Chambre d’agriculture des Pyrénées Orientales
Les Pyrénées-Orientales comptent un peu plus de trois mille exploitations agricoles. Sans eau, l'agriculture des PO telle qu'on la connaît n'existera plus. Les systèmes d’irrigation puisent leur source principalement dans des rivières et fleuves côtiers et l’eau est ensuite distribuées via cinq mille kilomètres de canaux gérés par plus de deux cents associations syndicales autorisées (ASA) pour des usagers agricoles et potagers ; des ASA heureusement organisées en fédération pour limiter le nombre d’interlocuteurs et gagner en efficacité lors des concertations au sein des comités sécheresse.
Les années 2022 et 2023 ont été marquées par l’absence quasi totale de précipitations. Il s’agit là de la plus longue sécheresse jamais observée depuis le début des mesures. Là où il y avait des réserves (grâce à des barrages stockant l'eau issue de la fonte des neiges ou de la pluie), nous avons pu maintenir les niveaux d'étiage des cours d'eau, préserver des usages agricoles et fournir l’eau potable. On a pu observer la forte liaison entre les canaux d'irrigation et les nappes superficielles dans les zones irrigables. D’importantes mesures ont été prises par arrêté préfectoral avec une restriction de 50 % minimum des volumes apportés aux cultures irriguées. Cette situation a provoqué des pertes très importantes de production sur l’ensemble des cultures et des mortalités de vergers et de vignes. Des problèmes aussi pour abreuver les animaux en montagne.
Karine BONACINA - Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse
Les impacts du changement climatique sont aujourd'hui plus directement ressentis, en particulier dans la zone méditerranéenne. On voit clairement, au moins depuis 2009, que nous souffrons d’un déficit structurel en eau. Le changement climatique vient accentuer la fragilité de ces territoires avec une baisse des précipitations et une augmentation potentielle des usages du fait de la hausse de températures. Or, on ne pourra pas fabriquer l'eau qu'on n'aura pas.
Dans ce contexte, nous devons être toujours plus attentifs au partage équilibré entre les usages, mais aussi entre les usages et les milieux. Le bon état écologique des milieux est une condition de leur résilience et donc de notre capacité à nous adapter. Les élus des collectivités se sont aujourd’hui bien emparés de la question de l'adaptation : en Occitanie plus de 50 % des budgets de l'agence sont alloués à cette question. Mais il faut aller plus vite et plus fort !
Nathalie BERTRAND - Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires
Si la sobriété doit être la règle pour tous les usages, elle s’applique en particulier à l’agriculture. Il faut une transformation en profondeur, massif d’un modèle agricole qui est aujourd’hui trop consommateur en eau et en intrants. Ainsi l’irrigation est loin d’être la seule solution à envisager pour adapter l’agriculture au changement climatique. Comme le mentionne déjà en 2020 le rapport « Changement climatique, eau, agriculture : quelles trajectoires d’ici 2050 ? », les systèmes agricoles doivent, accompagnés par la Politique agricole commune, tous évoluer pour être plus agroécologiques, protéger les sols et ainsi gagner en résilience. Là où cela est possible et nécessaire, la mobilisation de la ressource en eau pour l’irrigation doit être couplée à des évolutions d’assolement et de pratiques culturales et se faire dans le respect de son renouvellement et du bon état des milieux
Nathalie BERTRAND - Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires
Du côté des ressources en eau, pour sécuriser l’alimentation de cette irrigation « de résilience », ce même rapport présentait différentes options techniques envisageables. Pour des raisons techniques, économiques, juridiques et environnementales, les retenues de substitution y sont considérées comme à privilégier, par une convergence des soutiens publics financiers et d’accompagnement des maîtres d’ouvrage (au détriment des retenues individuelles ou pseudo-individuelles, la construction de nouveaux barrages ou les transferts d’eau entre bassins). Le développement de techniques innovantes de réutilisation des eaux usées traitées
Alain HALMA - Chambre d’agriculture des Pyrénées Orientales
Nous avons en effet besoin de donner des perspectives structurelles aux producteurs vis-à-vis de l'accès à l'eau si nous ne voulons pas qu'ils abandonnent l'agriculture. Des aménagements sont indispensables pour sécuriser l’accès à l’eau. Pour ce qui concerne les PO pour le moins, nous aurons besoin d'augmenter les surfaces équipées en irrigation pour pouvoir nous adapter au changement climatique ; même en faisant évoluer les assolements en arrêtant les céréales ou le maïs (pour les quelques-uns qui en faisaient) au profit de légumineuses... Mais il ne s’agit pas nécessairement d’augmenter les volumes d’eau consommée pour autant ! En optimisant les techniques d’irrigation, on peut faire beaucoup d’économies. Quatre-vingt-quinze pour cent des vergers sont déjà en goutte à goutte, mais le pilotage peut être plus fin. L’aspersion en zone de piémont sur fourrage doit remplacer le gravitaire. Certaines associations syndicales autorisées (ASA) ont d’ailleurs décidé au niveau de leur règlement intérieur d’interdire l’irrigation gravitaire pour certaines cultures.
Mélanie BONNEAU - Agence d'urbanisme catalane Pyrénées Méditerranée
La gouvernance eau/agriculture n’est pas toujours évidente, avec plusieurs instances et processus qui ne sont pas tous bien articulés. Ainsi, tous les territoires ne sont pas couverts par un SAGE, et ne disposent donc pas de Commission locale de l’eau. Et pour ceux qui en bénéficient, le SAGE s'impose aux documents d'urbanisme. Or les structures porteuses de ces SAGE ne sont pas nécessairement identifiées au titre de la loi comme « personnes publiques associées » (obligation d'être consultées) dans le processus d'élaboration de ces documents d'urbanisme, sauf si elles ont été reconnues en qualité d’établissement public territorial de bassin (EPTB) ou d’établissement public d'aménagement et de gestion de l'eau (EPAGE) – ce qui n’est pas encore le cas dans les PO. Plus généralement, les périmètres de déploiement des démarches et les calendriers ne sont pas nécessairement concordants.
Karine BONACINA - Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse
Nous avons besoin d'aller plus vite et plus fort sur la planification territoriale et concertée de l'adaptation au changement climatique
Nathalie BERTRAND - Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires
Il faut en effet redynamiser la gestion territoriale de l’eau en renforçant l’efficacité des PTGE, un outil qui se veut plus souple pour établir une gouvernance de l’eau. Dans le rapport de 2022, nous insistions sur l’importance d’intégrer l’ensemble des acteurs et des usages, ce doit permettre de valider collectivement et définitivement un diagnostic de l’état initial. Un diagnostic qui doit s’appuyer sur un travail d’analyse objectif, première étape pour pouvoir avancer. Plusieurs PTGE ont été mis en échec par défaut de diagnostic et d’études adoptés en comité de pilotage.
Nous recommandions par ailleurs dans le rapport de mai 2020 d’élargir les possibilités des collectivités d’assurer le portage de démarches et de la maîtrise d’ouvrage d’infrastructures liées à la gestion quantitative de l’eau.
Mélanie BONNEAU - Agence d'urbanisme catalane Pyrénées Méditerranée
Les collectivités (EPCI et Régions) sont légitimes pour se positionner encore plus fortement sur les questions agricoles et relatives à l’eau compte tenu de leurs domaines d’intervention prévues par la loi : développement économique ; urbanisme et aménagement du territoire ; gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations (GEMAPI) ; alimentation en eau potable et assainissement. Elles sont aussi chefs d’orchestre de la transition énergétique au travers de leur Plan climat, air, énergie territorial (PCAET, qui comporte un volet adaptation).
L’agriculture et l’eau sont au cœur de ces différents champs d’intervention. On peut penser qu'en matière agricole, les collectivités doivent monter en compétences et se doter de plus de moyens, au même titre que dans d'autres pans du développement économique, pour mieux assurer ces responsabilités que leur confère la loi.
Karine BONACINA - Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse
Pour accompagner les collectivités de notre bassin, nous proposons dans le cadre de notre plan d'adaptation au changement climatique un panel de solutions identifiées, contextualisées (notamment en fonction de la vulnérabilité des territoires). Des solutions fondées sur la nature, des solutions sans regret – c’est-à-dire pertinentes quelles que soient les évolutions du climat – mais surtout dans tous les cas, des solutions qui doivent nous éviter la « mal adaptation » pour éviter d’empirer la situation.
Nicolas URRUTY - Société du canal de Provence (SCP)
En échos aux échanges de la table ronde « La France agricole face à la sécheresse : regards croisés de représentants d’institutions nationales, régionales et locales d’Occitanie », où la notion de résilience a été évoquée à plusieurs reprises, un acteur économique de la gestion de la ressource en eau dans la région Provence-Alpes-Côte d'Azur expose son point de vue en introduisant la notion d’irrigation de résilience.
Depuis ses débuts, l’agriculture a entraîné la domestication d’une grande diversité d’espèces et de variétés animales et végétales. Cette diversité de productions et d’activités a permis aux sociétés agraires de mettre en place une gestion traditionnelle des risques basée sur le constat qu’il ne fallait pas « mettre tous ses œufs dans le même panier ».
Néanmoins, au cours du XXe siècle, l’agriculture s’est radicalement modernisée en s’appuyant sur une homogénéisation et une standardisation des techniques de production. La maximisation du potentiel génétique d’un nombre limité de ressources animales et végétales a permis de réaliser de formidables gains de productivité et d’accompagner une population mondiale qui a été multipliée par près de quatre en cent ans.
Cette modernisation s’est principalement inscrite dans le « paradigme du contrôle ». Les techniques agricoles ont notamment cherché à lever les principaux facteurs limitants des productions : l’irrigation pour contrôler le stress hydrique, l’utilisation des produits phytosanitaires pour contrôler les bioagresseurs, l’application d’engrais pour contrôler la nutrition des cultures, etc. Les notions d’optimum, de simplicité et de court terme ont largement structuré ce paradigme.
Ce modèle agricole trouve toutefois ses limites aujourd’hui avec un contexte défavorable, en raison du renforcement des incertitudes climatiques, économiques et sociopolitiques, de la raréfaction des intrants (dont la ressource en eau) et de la stagnation des performances qui touchent les systèmes agricoles et qui ne permettent plus de justifier les importantes pollutions engendrées.
Ce constat doit nous aider à envisager un nouveau paradigme, dit de la « résilience » et qui repose sur quelques idées centrales :
Appliqué à la question de l’eau, ce nouveau paradigme de la résilience conduit à envisager l’irrigation comme un facteur de contrôle des risques plutôt que de maximisation des rendements. L’eau devient un facteur de « régénération » des systèmes agricoles en permettant de mettre en place et de gérer des systèmes agroécologiques plus complexes et plus diversifiés grâce aux couverts végétaux, aux associations de cultures, à l’agroforesterie…
Toutefois, pour diffuser ce paradigme, il sera nécessaire de déployer d’importants efforts d’accompagnement des agriculteurs, des conseillers et des filières afin que la diversité des productions et des activités soient mieux valorisées qu’aujourd’hui. Les efforts de recherche appliquée devront également se poursuivre pour éclaircir certaines questions et sécuriser les transitions agricoles :
Autant de questions qui nécessiteront la collaboration de plus en plus étroite des instituts de recherche, des instituts techniques, des chambres d’agriculture, des gestionnaires d’irrigation pour accompagner les agriculteurs dans ce nouveau paradigme de la résilience.
Les enregistrements de la table ronde et l’intervention de Nicolas Urruty sont disponibles sur le site de la Chaire partenariale Eau Agriculture Changement climatique : https://chaire-eacc.fr/anticiper-pour-mieux-planifier-quelle-demande-en-eau-pour-quelle-agriculture-demain-colloque-le-28-septembre-2023-a-linstitut-agro-montpellier/
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Photo d’entête : © William (Adobe Stock).