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Représentations des digues de protection des marais côtiers atlantiques : regards mêlés arts et sciences

Chapeau

Dans cet article, les auteurs questionnent les rapports entre les humains et les littoraux dans un contexte d'élévation du niveau des mers en se focalisant sur les digues. Ils mobilisent une approche sensible et cognitive qui s'appuie sur une collaboration originale entre des scientifiques (géographie environnementale et économie écologique), des artistes (vidéo et texte poétique) et des gestionnaires d'espaces naturels. L'objectif est de proposer une analyse qui interroge les modes d'adaptation à la montée du niveau de la mer en confrontant les différentes représentations de la nature et des liens qui rattachent les digues aux humains. L'ouverture sur l'éthique environnementale permet alors d'éclairer la manière dont ces représentations et ces liens peuvent orienter les choix de maintenir ou d'effacer les digues, véritables interfaces entre la terre et la mer.

Une approche sensible et cognitive des digues

Les digues servent à protéger les terres gagnées sur la mer des submersions marines, communément appelées polders ou marais côtiers (Bertrand et Goeldner, 1999). De nombreux espaces littoraux ont été aménagés en marais côtiers, à l’abri d’imposantes digues. Si les digues sont considérées aujourd’hui comme prioritaires pour protéger les zones habitées ou exploitées1 par les humains, elles le sont beaucoup moins pour protéger les zones naturelles (Carassou et Gassiat, 2020). Les réserves naturelles des marais côtiers ont vocation à être submergées même si leurs habitats sont très intéressants. Ces dernières années, les digues détruites lors d’événements extrêmes ont ainsi été rehaussées ou reconstruites pour protéger les humains, alors qu’elles ont souvent été laissées en l’état quand il s’agissait d’espaces naturels. Les assauts de la mer de plus en plus violents et fréquents, de même que l’élévation du niveau de la mer fragilisent les digues datant de plusieurs siècles et amènent à penser les interfaces terre-mer autrement.

C’est dans ce contexte qu’a émergé l’idée d’une collaboration arts et sciences qui s’est concrétisée avec le Projet DIGUES soutenu financièrement par l’Agence nationale de la recherche (ANR), dans le cadre du programme investissements d’avenir, au sein du LabEx COTE2. Elle s’est construite avec la volonté de rendre visible auprès des scientifiques et du grand public des pratiques de recherche (communications scientifiques) où la connaissance s’exprime de manière sensible d’une part, et d’autre part, de créer une œuvre esthétique à l’aide d’une installation vidéo et sonore. Une forme de réflexivité s’est mise en place, mobilisant des matériaux des uns et des autres avec comme fil conducteur le souci d’investiguer et de restituer ensemble.

Concrètement, la collaboration a été initiée avec la collecte de matériaux artistiques et scientifiques par la géographe et l’artiste de 2019 à 2020 sur trois marais côtiers de Charente-Maritime : le marais du Fier d'Ars (Île de Ré), le marais de Tasdon (Ville de La Rochelle) et le marais de Moëze-Brouage (sud de Rochefort). Le matériau scientifique repose sur une vingtaine d’entretiens semi-directifs3 menés auprès d’acteurs locaux (associatifs, institutionnels, privé et public), puis retranscrits intégralement et analysés thématiquement en se focalisant sur l’objet digues. En parallèle, le matériau artistique est constitué de plusieurs dizaines de vidéos4 de trente secondes chacune prises sur chaque terrain, analysées et compilées également à travers le prisme des digues pour créer une vidéo finale d’environ vingt minutes. S’inspirant de l’analyse thématique des discours et de la compilation des vidéos, une autrice (Sophie Poirier) a composé un texte poétique qui accompagne les images de l’installation finale.

Cette installation vidéo et sonore intitulée « Des digues et des hommes »5 met en lumière des éléments à la fois cognitifs et sensibles. Elle a été exposée à la Maison du Fier (musée dédié au patrimoine naturel local) sur l’Île de Ré en septembre et octobre 2020 puis en juin 2021 (figure 1). Elle avait pour vocation de rendre visible la diversité des digues présentes sur le Fier d’Ars et à travers elles, sensibiliser le grand public à notre relation à la nature. N’étant ni un documentaire, ni une œuvre d’art, l’installation a pu dérouter le visiteur, peu habitué à ce genre de production hybride.

Figure 1 – Extrait de l’installation « Des digues et des hommes » : salle de la Maison du Fier (à gauche) et extrait du texte poétique accompagnant la vidéo (à droite).

En effet, la représentation des digues est au cœur de l’œuvre artistico-scientifique, qui propose à la fois des éléments de compréhension et de contemplation, permettant d’observer autrement la place que l’homme laisse à la nature dans ses aménagements. Les digues illustrent ainsi notre relation au monde, saisie avec ses forces et ses faiblesses selon deux modèles : élever des murs pour se protéger des submersions marines ou laisser revenir la nature en laissant s’effondrer les murs.

Le premier modèle (élever des murs) s’impose dans la plupart des marais où le retour à la mer est difficilement concevable, d’autant plus que le choix politique actuel est au renforcement des digues ce qui repousse l’échéance de leur disparition de quelques décennies.

« Si demain la digue n’est plus entretenue, elle va s’abaisser, s’abîmer, tout va revenir en eau et disparaître, et bien moi je ne suis pas d’accord, mon marais c’est mon petit coin de paradis ! » (association 2019).

« Je ne suis pas d’accord, si les digues ne protègent plus la réserve, beaucoup de fonctionnalités et d’habitats vont se perdre, […] il faudrait avoir la garantie qu’ailleurs derrière les digues on puisse les retrouver » (association 2019).

Pourtant, « lutter contre la mer, c’est bien beau mais ça donne aussi des aberrations, les habitants n’ont plus vue sur la mer, tellement la digue est haute ! Au Japon, c’est le choix qu’ils ont fait…» (institutionnel 2019).

Le second modèle (laisser revenir la nature) s’est, par contre, imposé dans deux des marais côtiers (Fier d’Ars et Moëze-Brouage) suite à des brèches dans les digues et questionne sur le devenir de la nature quand la mer monte.

Parce que « les marais côtiers ont vocation à être submergés. Ce sont des anciens marais salants certes avec des habitats [naturels] intéressants mais on ne va pas mettre une digue pour protéger deux espèces de plantes » (institutionnel, 2019).

« Dix hectares ont été dépoldérisés et paradoxalement le marais n’a pas pris une goutte d’océan malgré les tempêtes, parce que devant le polder il y a un pré salé de vingt hectares qui fait office de frein du train de houle. […] A contrario, là où il y a une digue et pas de prés salé, la mer a percé plusieurs fois » (association 2019).

Maintenir les digues ou les effacer est une question cruciale, ces ouvrages étant inscrits dans le paysage côtier depuis des siècles. Tant que le sel a été rentable, cette question ne se posait pas, puisque ceux qui avaient gagné des terres sur la mer en devenaient propriétaires et étaient responsables de l’entretien de leurs digues. Sur l’Île de Ré, à partir des années 1960, les digues n’ont plus été entretenues. En 2004, tous les ouvrages ont été recensés et beaucoup étaient en très mauvais état : « Tout rouille de peur ici » (privé, 2019). La gestion des digues est complexe, elle relève de la compétence publique comme de celle du privé. Toutes les digues ne seront donc pas réhabilitées, le choix ira en priorité à la protection humaine dans le cadre de la GEMAPI (gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations) dont est responsable la communauté de communes. Aujourd’hui certaines paraissent solides et bien visibles ; à l’inverse, d’autres sont oubliées et qualifiées d’orphelines. En fonction de leur état, l’interface terre-mer est ainsi plus ou moins marquée.

Ces différences de traitement des digues permettent de saisir les enjeux d'adaptation au changement climatique à partir d'une réflexion orientée par l'éthique environnementale.

Les digues relues par l’éthique environnementale

Les relations à la nature et les représentations qui leur sont associées orientent les discours comme les actions, les décisions de protection ou de conservation des éléments naturels jugés sensibles, voire irremplaçables. Cette perspective conduit également à s’interroger sur les dimensions spatiale et temporelle qui façonnent les marais, qui les délimitent et qui les bordent en élevant des frontières physiques avec des digues.

Afin d’explorer ces relations particulières, les apports de l’éthique environnementale contemporaine peuvent être mobilisés avec trois approches distinctes (Hess, 2013). Tout d’abord, dans le cadre d’une vision anthropocentrée, la digue représente une frontière fixe, immuable, séparant définitivement la mer de la terre. C’est un élément de protection face au risque de submersion ou à l’élévation du niveau de la mer. Sa seule finalité est d’assurer la protection des activités et des intérêts humains – qui sont les seuls à être dotés d’une valeur intrinsèque. La digue est ici un élément construit et inanimé, un objet non naturel qui s’apparente à une frontière sans fondement écologique.

Une autre conception de l’éthique environnementale appelée biocentrisme s’appuie sur le fait de considérer que tout élément vivant soit doté d’une dignité morale, et pas seulement les humains. Tout être naturel peut être considéré moralement à condition qu’il soit vivant. La digue ici peut être comprise comme une frontière fixe, composée d’éléments vivants – minéral, végétal, animal. Dès lors, il est possible de lui attribuer une valeur intrinsèque, et en cas de dégradation, une politique de réparation/restauration aura pour fonction de restaurer les fonctions écologiques nécessaires au maintien des éléments vivants qui la constitue. Les digues présentes sur les terrains investigués ne s’inscrivent pas dans cette perspective qui accorde au vivant une place centrale6.

Enfin, la troisième vision de l’éthique environnementale appelée écocentrisme, se situe quant à elle au niveau des relations, des liens qui existent entre des éléments séparés. La digue est appréhendée comme une frontière dynamique, une zone d’échange entre la terre et la mer où tous les éléments vivants sont reliés. Elle accueille et facilite le développement de nouveaux habitats pour la faune et la flore qui s’adaptent à de nouvelles matérialités (digues, pelles de mer, bosses, marais…). La digue contribue également à l’interconnexion, au maintien des interdépendances entre humains et non-humains grâce à la gestion des entrées d’eau maitrisées par les pelles de mer ou subies au moment des tempêtes (Xynthia, par exemple).

Quelle que soit la connexion, volontaire ou non, les humains et la nature ne sont pas séparés mais forment ensemble une communauté biotique où seul le tout, la totalité, présente une valeur et non les éléments pris séparément les uns des autres7.

Tableau 1 – Exemple des digues du marais côtier du Fier d’Ars (île de Ré) relues par l’éthique environnementale.


Approches

Antropocentrée

Antropocentrée/écocentrée

Écocentrée +

Écocentrée +++

Types de digues

Digues en béton, pavement, enrochement

Digues en pierre bétonnées et enrochement côté mer, en terre côté terre

Digues en pierre bétonnées côté mer, en terre côté terre

Digues en pierre bétonnées, en terre et en géotextile

Entretien

Construction récente (2018)

Entretien régulier

Consolidation et végétalisation (de 2010 à aujourd’hui), aujourd’hui brèches laissées en l’état

Lieux étudiés

Digue du Boutillon (façade Atlantique)

Digues des Portes en Ré (Fier d’Ars nord)

Digues de Loix (Fier d’Ars sud)

Digues de la réserve naturelle de Lilleau de Niges (cœur du Fier d’Ars)

Fonction des digues

Préserver la continuité territoriale

Protéger les villages, le golf…

Protéger les marais salants et la zone d’expansion submersion

Accompagner le retour à une certaine naturalité

Illustrations

Photo 1a et 1b

Photo 2a

Photo 2b et 2c

Photo 1a et 1b – Exemple de digues « anthropocentrée » et « écocentrée » .

Crédit photo : Olivier Crouzel.

Photo 2 – Exemple de digues « écocentrées ».

Crédit photo : 2a en haut : Olivier Crouzel ; 2b et 2c en bas : Jean-Christophe Lemesle.

Les digues, des organismes hybrides

Cette exploration dans l’éthique écocentrée s’inscrit dans le champ fécond des humanités environnementales où nature et culture ne sont plus dissociées mais imbriquées. Suite aux investigations réalisées, l’effacement de cette dualité prend place et implique de considérer les marais et les objets reliés comme des organismes hybrides. Cette perspective est très féconde car elle permet d’intégrer l’aspect dynamique dans une analyse holiste des digues, en dépassant la vision anthropocentrée qui les identifie à de simples objets de protection (image d’une protection techniciste de la nature) contre l’élévation du niveau de la mer. Les digues étudiées sont à la fois objet et sujet et ces deux formes de matérialité cohabitent.

Par ailleurs, cette approche permet de mieux comprendre la résilience des digues : elle conduit à envisager parfois une dépoldérisation suite à une rupture accidentelle de digues due aux submersions marines. Enfin, elle autorise une restitution de la dimension sensible de la nature. En effet, les émotions en lien avec les expériences sensorielles vécues ou la reconnaissance d’une esthétique particulière des digues permettent de renouer avec une représentation de la nature qui nous relie à elle parce que nous en avons conscience.

Ainsi, en accordant une place essentielle aux relations, aux interdépendances qui s’installent entre les humains et les digues, c’est finalement un ensemble de dualités qui tend à s’effacer : nature et culture, visible et invisible, savoirs scientifiques et savoir profanes, paysage macro et paysage micro, matériel et idéel.

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Photographie d’entête : Exemple d’une digue « écocentrée ». Crédit photo : Jean-Christophe Lemesle

Notes

  • Il s’agit principalement des productions suivantes : sel, huitres, gambas, algues dans les bassins des marais salants, élevage ovin sur les terres immergées.
  • COTE : COntinental To coastal Ecosystems: evolution, adaptability and governance, ANR-10-LABX-0045.
  • En 2019 : 12 entretiens avec les acteurs institutionnels et associatifs (projet Renature – FACTS) ; en 2020 : 7 entretiens avec des acteurs professionnels (ANR Pampas, C. Dedinger, ETTIS, INRAE).
  • Prise de vidéo : 2019, projet Renature – FACTS, 2020 projet DIGUES – LabEx COTE.
  • Voir en ligne : https://www.oliviercrouzel.fr/des-digues-et-des-hommes/
  • À notre connaissance, il n’existe pas en France d’exemple de digues « biocentrées ».
  • Cette approche écocentrée, en mettant l’accent sur les interdépendances entre les différents éléments vivants et inanimés, implique de considérer la nature comme une entité vivante qu’il convient de préserver. Une telle perspective a conduit à reconnaître des fleuves comme sujets de droit. Ainsi, en 2017, des fleuves en Nouvelle-Zélande (Whanganui) et en Inde (Gange et Yamuna) ont accédé au statut de personnalité juridique. En France, de récentes initiatives locales ont eu lieu comme en Corse pour le fleuve Tavignanu, ou encore avec le Parlement de Loire (en 2019) et l’Appel de Rhône (en 2020). Pour une connaissance approfondie sur ces questions, le lecteur pourra se reporter à Bourgeois-Gironde (2020).

Références

  • Bertrand, F. & Goeldner, L. (1999). Les côtes à polders. Les fondements humains de la poldérisation. L'information géographique, vol. 63, n°2, p. 78-86, https://doi.org/10.3406/ingeo.1999.2633
  • Bourgeois-Gironde, S. (2020). Être la rivière. Comment le fleuve Whanganui est devenu une personne vivante selon la loi, Presses Universitaires de France, 254 p.
  • Carassou, L. & Gassiat, A. (2020). Sur les littoraux, le dilemme entre maintien et abandon des digues. The Conversation, https://theconversation.com/sur-les-littoraux-le-dilemme-entre-maintien-et-abandon-des-digues-147106
  • Hess, G., 2013, Éthiques de la nature, Presses Universitaires de France, 424 p.

Résumé

Dans un contexte d’élévation du niveau de la mer, les rapports entre les humains et les littoraux sont étudiés via la place jouée par les digues à l’aide d’une approche sensible et cognitive. La collecte des matériaux artistiques et scientifiques s’est concentrée sur trois marais côtiers de Charente-Maritime : le marais du Fier d'Ars (Île de Ré), le marais de Tasdon (Ville de La Rochelle) et le marais de Moëze-Brouage (au sud de Rochefort). La représentation des digues est au cœur de l’œuvre artistico-scientifique en permettant d’observer autrement la place que l’homme laisse à la nature dans ses aménagements. En effet, les digues illustrent notre relation au monde, saisie avec ses forces et ses faiblesses : élever des murs pour se protéger des submersions marines ou laisser revenir la nature en laissant s’effondrer les murs. Ces investigations ont été enrichies par une réflexion en termes d’éthique environnementale. Les relations à la nature et les représentations qui leur sont associées orientent les discours comme les actions, les décisions de protection ou de conservation des éléments naturels jugés sensibles, voire irremplaçables. Cette perspective conduit également à s’interroger sur les dimensions spatiale et temporelle qui façonnent les marais, qui les délimitent et qui les bordent en élevant des frontières physiques avec des digues.

Auteurs


Sylvie FERRARI

sylvie.ferrari@u-bordeaux.fr

Affiliation : Bordeaux Sciences économiques, UMR CNRS 6060, Université de Bordeaux, Avenue Leon Duguit, Bâtiment H, 33608 Pessac Cedex, France

Pays : France


Anne GASSIAT

Affiliation : INRAE, UR ETTIS, Site de Cestas-Gazinet, 50 avenue de Verdun, 33612 Cestas Cedex

Pays : France


Olivier CROUZEL

Affiliation : Fabrique POLA, 10 quai de Brazza, 33000 Bordeaux

Pays : France


Jean-Christophe LEMESLE

Affiliation : Réserve naturelle nationale de Lilleau des Niges et de la Maison du Fier, 17880 Les Portes en Ré,

Pays : France

Pièces jointes

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