La perception sociale de l'adaptation des espaces littoraux aux effets du changement climatique : le projet Adapto par le Conservatoire du littoral
Chapeau
Le projet Life Adapto explore des modes de gestion souple du trait de côte dans un contexte de changement climatique et de montée du niveau des mers. Dans le cadre de ce projet, le Conservatoire du littoral a mené entre 2020 et 2021, des enquêtes sur dix sites pilotes. L’objectif était d’interroger les avis et les perceptions des usagers des sites dans le contexte d’un passage d’une « gestion dure » à une politique incitative de « gestion souple ». L’enquête a permis de révéler que la résistance à tout prix face à la mer ne ressort pas comme la réponse systématique, et que les usagers interrogés sont globalement sensibilisés aux enjeux climatiques sur les littoraux, tout en ayant conscience de leur manque de connaissance sur l’ensemble de la complexité des enjeux en présence.
Contexte de l’enquête de perception
Le Conservatoire du littoral est confronté à l’élévation du niveau de la mer et aux complications liées à la gestion des ouvrages de défense du littoral (digues, enrochements). L’établissement a mis en place le projet Adapto en 2017 (https://www.lifeadapto.eu/) : des expérimentations locales sur dix sites littoraux (figure 1), en lien avec la politique publique incitative de gestion souple du trait de côte datant de 2012. Une des actions du projet consistait à interroger les usagers, plus ou moins réguliers, des sites. Ces enquêtes portaient notamment sur la confiance qu’ils avaient dans la gestion souple, envisagée ou déjà mise en œuvre, et dans sa capacité à répondre aux enjeux climatiques. L’enquête sur la perception ajoute des dimensions à la fois sensible, affective et émotionnelle aux réflexions sur les transformations des littoraux, et permet de faire le lien entre sciences dures et société (Brunet, 2016).
La doctrine du Conservatoire se transforme, engageant un positionnement politique particulier (Chartier et Rodary, 2007 ; Chartier et Rodary, 2016 ; Doze, 2015 ; McFadgen et Huitema, 2018). Confiance, attentes, craintes, quels rapports entre le Conservatoire et ses usagers ? Ces éléments sont des objets d'étude nécessaires à la bonne compréhension des dynamiques territoriales à l'œuvre, comme celle du renforcement de « l'intendance socio-économique des territoires » (Mathevet et al., 2018).
Nous présentons ici certains résultats, et testons l'hypothèse suivante en comparant les avis des résidents à celle des non-résidents : le lieu de la résidence principale influence le regard porté sur les modes de gestion de l'environnement proche (Marcadet et Goeldner-Gianella, 2005 ; Hellequin et al., 2013 ; Rulleau et al., 2015).
Figure 1 – Le projet Adapto : des expérimentations locales sur dix sites pilotes, représentatifs des enjeux à l’œuvre sur le littoral français.
Méthodologie de l’enquête
Deux critères discriminants (tableau 1) permettent l’identification de « l’usager » ayant un minimum de connaissance du site : qu’il soit venu sur le site a minima une fois avant le jour de l’enquête, ou qu’il ait sa résidence principale dans, ou en périphérie du site de l’enquête.
Tableau 1 – Critères de sélection des « usagers » à interroger sur les sites pilotes du projet Adapto.
Résidence principale |
|||
---|---|---|---|
Hors périmètre |
Dans le périmètre |
||
Fréquence de venue |
Première fois |
Non |
Oui |
Deuxième fois et plus |
Oui |
Oui |
In fine, nous distinguons deux grands groupes dans notre échantillon : les résidents des intercommunalités, dans lesquelles s’insèrent les sites Adapto, représentent 65 % des 1 517 usagers interrogés, et les non-résidents 35 %.
Résultats de l’enquête de perception Adapto 2020/2021
Nous traitons ici les résultats de l’enquête réalisée sur dix sites métropolitains
Tableau 2 – L’enquête de perception Adapto a été réalisée sur dix sites métropolitains.
Nom du site |
Nom abrégé |
Taille de l’échantillon |
Parts des résidents dans l’échantillon |
---|---|---|---|
Baie d’Authie Sud |
Authie |
155 |
23 % |
Estuaire de l’Orne |
Orne |
188 |
63 % |
Baie de Lancieux |
Lancieux |
150 |
54 % |
Marais de Brouage* |
Brouage |
152 |
100 % |
Mortagne sur Gironde |
Gironde |
84 |
77 % |
Ile Nouvelle |
Ile |
113 |
37 % |
Delta de la Leyre |
Leyre |
160 |
70 % |
Petit et Grand Travers |
Travers |
181 |
67 % |
Vieux Salins d’Hyères |
Hyères |
184 |
78 % |
Delta du Golo |
Golo |
150 |
81 % |
* NB : nous n’avons pas rencontré de non-résidents lors de l’enquête au Marais de Brouage.
De l’observation d’une tendance générale au consensus à une échelle globale…
Les usages de loisir pratiqués par les personnes interrogées sur les sites sont : la promenade (58 %), le sport (22 %), l’observation des paysages et des oiseaux (13 %), et enfin la pêche (5 %) et la chasse (2 %).
Les usagers associent aux sites les idées de « nature », de « calme » et de « beauté », et 72 % d’entre eux se disent attachés à un élément en particulier et aimeraient le voir protégé à tout prix. Ils considèrent à 93 % le littoral comme un espace mobile, et à 99 % comme un espace fragile et nécessitant une protection. Sur l’ensemble des sites, 85 % ont reconnu un lien entre changement climatique et impacts sur les littoraux, et les trois principaux effets cités sont l’élévation du niveau de la mer, l’érosion et les impacts sur la biodiversité. Ils pouvaient choisir entre quatre postures, allant de « résister à tout prix contre la mer » à « composer avec la mer et accompagner les évolutions nécessaires du territoire », posture pour laquelle ils se sont majoritairement exprimés, avec 80 % des réponses. Un test de Khi-deux met en évidence une corrélation entre la résidence principale et le choix de posture à adopter, donnée qui vient soutenir l’hypothèse selon laquelle la proximité du lieu de vie influence le regard porté sur les modes de gestion de l’environnement situé à proximité de sa résidence.
… À une recherche de compromis, d’équilibre à l’échelle locale
Les usagers devaient se positionner sur l’enjeu local de gestion du trait de côte envisagé, ou réalisé, par le Conservatoire et ses gestionnaires : un désenrochement, une brèche non refermée, des scénarios de recul, des renaturations de polders ou de dunes, ou encore de nouveaux tracés de cheminements littoraux. Pour les scénarios envisagés, les usagers choisissent le plus souvent la posture modérée, à savoir une reconnexion à la mer partielle, suivie, observée et contrôlée (exemples des figure 2, figure 3 et figure 4).
Figure 2 – Réponses des usagers de l'estuaire de l'Orne sur l'avenir de la digue protégeant le marais de Cagny et ayant breché en 2011.
Données de l’enquête Adapto 2020.
Figure 3 – Réponses des usagers du marais de Brouage concernant l'avenir de l'actuelle digue de premier rang, d'ores et déjà bréchée.
Données de l’enquête Adapto 2020.
Figure 4 – Réponses des usagers de la baie de Lancieux concernant l'avenir du polder actuel de la commune de Lancieux.
Données de l’enquête Adapto 2020.
Ce positionnement s’explique par plusieurs facteurs : certains usagers reconnaissent que leur manque de connaissance et d’expertise sur la gestion souple les freine à adopter une position tranchée, certains soulignent l’existence d’un risque, d’autres veulent voir se maintenir un certain contrôle sur ces espaces qu’ils apprécient, et cela afin de pouvoir continuer à s’y rendre, tout en déclarant néanmoins qu’il faut « laisser la nature reprendre ses droits » (propos tenus par plusieurs usagers enquêtés).
La confiance accordée à des méthodes de gestion souple du trait de côte en réponse aux enjeux côtiers
Nous testons de nouveau l’hypothèse concernant le degré de confiance accordé par les usagers à la gestion souple selon leur résidence principale.
Un certain nombre d’usagers n’ont pas répondu à la question « Faites-vous confiance à des méthodes de gestion souple, en réponse aux enjeux côtiers ? ». Leur pourcentage varie selon les sites, mais il existe en revanche une forte corrélation entre le taux de réponses des résidents et des non-résidents (R² = 0,76, p-value = 0,002), comme représenté sur la figure 5.
Figure 5 – Réponses « Ne sait pas » en fonction de la résidence principale des répondants à l'enquête.
Le pourcentage de « Ne sait pas » est plus bas chez les résidents des sites de Hyères, Ile, Lancieux, Mortagne et Golo, et plus élevé chez les résidents des sites de Leyre, Authie, Travers et Orne.
Ainsi, la proximité entre l’enjeu de gestion et la résidence principale pousse les résidents à ne pas se prononcer de manière aussi nette que les non-résidents.
Ce qui est observable sur la figure 5 est confirmé par l’analyse des réponses « Oui » ci-après : bien que le pourcentage de réponses positives à la question « Faites-vous confiance à des méthodes de gestion souple, en réponse aux enjeux côtiers ? » varie selon les sites, il existe une forte corrélation entre les réponses des résidents et des non-résidents, comme mis en évidence dans la figure 6.
Figure 6 – Réponses « Oui » en fonction de la résidence principale des répondants à l'enquête.
Le pourcentage de « Oui » est plus élevé chez les résidents des sites Mortagne, Nouvelle, Hyères et Golo (R² = 0,93, p-value = 0,036). Il est en revanche plus élevé chez les non-résidents des sites Authie, Orne, Lancieux, Leyre, Travers (R² = 0,94, p-value = 0,006).
Notre hypothèse est validée, les opinions des usagers sur la gestion souple sont fortement corrélées à leur statut de résidents ou non-résidents. Notons néanmoins des variations importantes selon les sites, que nous avons mises en évidence par les couleurs bleue et rose.
Discussion et recommandations
L’expérimentation Adapto recherchait explicitement une diversité de profils de sites pour la mise en place de diverses méthodes de gestion souple. Dès lors, il n’est pas étonnant que les réponses soient fortement différentes selon les sites et les profils des usagers interrogés.
Sur l’ensemble des données, l’hypothèse concernant la divergence d’opinion entre les résidents et les non-résidents, vis-à-vis de la gestion souple, est validée. Mais lorsque nous étudions les données site par site, cette hypothèse n’est plus valide sur chacun d’entre eux. La principale raison se trouve dans le contexte local : les spécificités des sites (usages pratiqués, accessibilité, culture et histoire locales de la gestion du littoral par les acteurs locaux) sont autant d’éléments participant à la variation du degré de confiance accordé par les résidents et leur positionnement souvent plus incertain (Flanquart, 2020).
Le manque profond de connaissance des usagers interrogés sur la gestion souple est également ressorti de cette enquête, dénotant la nécessité d’une meilleure communication à ce sujet. Sur Hyères, les réponses « Ne sait pas » concernent autant les résidents que les non-résidents, l’explication s’étant trouvée dans le carnet de terrain des enquêteurs : à cette question, les usagers interrogés ont reconnu ne pas disposer d’assez de connaissance et d’information pour se prononcer, et ce quel que soit leur lieu de résidence. L’absence d’exemples concrets et de visibilité concernant ce que la gestion souple représente en pratique peut également avoir influencé leur réponse à une question de portée générale et sur un sujet peu maitrisé.
Le format de la question ne permettait pas non plus aux usagers de savoir à quels acteurs ils accordaient cette confiance : pour les résidents, la proximité de l’enjeu de gestion recouvre une réalité plus concrète que pour les non-résidents, réalité entrainant des conséquences économiques, politiques, esthétiques et d’usage. Dès lors, la confiance qu’ils seraient prêts à accorder à une pratique de gestion proche de leur environnement est tributaire de leur expérience passée dans leur rapport aux acteurs locaux.
De ce constat, le format de l’enquête Adapto n’a pas permis d’approfondir la thématique de la confiance des usagers. Dans la mise en place d’une enquête portant sur un sujet peu maitrisé par le grand public, certaines étapes préalables à la question sur la confiance permettraient de contextualiser les réponses des usagers, tout en les rendant plus pertinentes et plus ancrées dans la réalité locale : questionner leur connaissance vis-à-vis du sujet et des enjeux (risques sur les court et long termes) et leurs rapports au travail mené par les acteurs locaux (élus, collectivités et services de l’État). Dans une approche gagnant-gagnant de l’aménagement du territoire, et dans une recherche d’objectivité vis-à-vis de l’inclusion des citoyens dans ces processus, l’enquête est efficace si elle respecte ces étapes. Les réponses des usagers recouvrent alors une plus grande pertinence et sont plus à même d’être prises en compte par les acteurs locaux.
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Photographie d’entête : Estuaire de l’Orne – © Nomadphoto – Adobe Stock
Notes
- Pour des raisons de protocole d’enquête différent, les résultats du site Adapto de Mana n’apparaissent pas dans cet article.
Références
- Brunet, L. (2016). Faire l'expérience des « services écosystémiques ». Carnets de géographes [En ligne], 9 | 2016, doi:10.4000/cdg.608
- Chartier, D., & Rodary, E. (2007). Géographie de l’environnement, écologie politique et cosmopolitiques. L’Espace Politique [En ligne], 1 | 2007-1, doi:10.4000/espacepolitique.284
- Chartier, D., & Rodary, E. (2016). Manifeste pour une géographie environnementale : Géographie, écologie, politique. Presses de Sciences Po, 440 p. doi:10.3917/scpo.chart.2016.01
- Doze, E. (2015). Le changement climatique et les propriétés du Conservatoire du littoral. VertigO - la revue électronique en sciences de l'environnement [En ligne], Hors-série 21 | avril 2015, doi:10.4000/vertigo.15778
- Flanquart, H. (2020). Nous sommes tous des nimbystes : plaidoyer pour l’utilisation de la notion d’acceptabilité sociale. Développement durable et territoires [En ligne], vol. 11, n° 3 | Décembre 2020. doi:10.4000/developpementdurable.17718
- Hellequin, A., Flanquart, H., Meur-Férec, C., Rulleau, B. (2013). Perceptions du risque de submersion marine par la population du littoral languedocien : contribution à l'analyse de la vulnérabilité côtière. Natures Sciences Sociétés, vol. 21(4), p. 385-399, doi:10.1051/nss/2014002
- Marcadet, C., & Goeldner-Gianella, L. (2005). Dépoldériser dans le bassin d’Arcachon ? Réactions sociales et propositions de gestion. Norois [En ligne], 197 | 2005/4, doi:10.4000/norois.288
- Mathevet, R., Bousquet, F., Larrère, C. ; Larrère, R. (2018). Environmental Stewardship and Ecological Solidarity: Rethinking Social-Ecological Interdependency and Responsibility. Journal of Agricultural and Environmental Ethics, vol. 31, p. 605-623, doi:10.1007/s10806-018-9749-0
- McFadgen, B., & Huitema, D. (2018). Experimentation at the interface of science and policy: a multi-case analysis of how policy experiments influence political decision-makers. Policy Sci, 51, p. 161-187, doi:10.1007/s11077-017-9276-2
- Rulleau, B., Rey-Valette, H., Flanquart, H., Hellequin, A-P., Meur-Ferec, C. (2015). Perception des risques de submersion marine et capacité d’adaptation des populations littorales. « On a eu la guerre, ils auront les inondations! ». VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, n° Hors-série 21 (avril), doi:10.4000/vertigo.15811
Résumé
Le projet Adapto a pour objet d’expérimenter diverses méthodes de gestion souple du trait de côte sur dix sites pilotes du Conservatoire du littoral. Un des axes du projet consiste à interroger, sur site, les perceptions et avis des usagers et habitants sur leurs ressentis et leur compréhension des choix de gestion, réalisés ou envisagés à l’avenir. De l’échelle globale du changement climatique à l’échelle locale d’un enjeu spécifique de gestion du littoral, les usagers et habitants ont des réponses variées. La gestion souple du trait de côte est un domaine peu, voire pas connu du grand public. L’information sur les raisons, moyens et objectifs de cette gestion ressort comme le socle de la confiance que les habitants seraient prêts à lui accorder.
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