Articles

L'eau, source de conflits : étude du cas du lac de Caussade

Chapeau

En France, depuis quelques années, les conflits d’usages autour de la ressource en eau se multiplient et durcissent, accentués par les situations de pénurie et de restriction de plus en plus fréquentes en période estivale. Au cœur de la discorde entre agriculteurs et écologistes, la construction controversée du lac d’irrigation de Caussade illustre bien la « guerre de l’eau ». À partir de cet exemple, les auteurs de l’article font un point sur la législation française et européenne en matière de lac collinaire et révèlent en quoi ces nouveaux conflits d’usages questionnent la place de l’eau en tant que bien commun.

Introduction

Au cœur de la discorde entre agriculteurs et écologistes, le lac de Caussade est un symbole du conflit de l’eau. Ce lac d’irrigation de vingt hectares d’une capacité de 920 000 mètres cubes a été mis en service en 2019 et bénéficie à vingt-deux exploitations avec une superficie agricole utilisée (SAU) de 360 ha. Le lac de Caussade se trouve dans la petite commune de Pinel-Hauterive dans le département du Lot-et-Garonne (moins de six cents habitants) et précisément dans le village de Saint Pierre de Caubel. Placée sur le petit ruisseau nommé Caussade, très souvent sec en été, cette retenue d’eau collinaire1 est alimentée par l’eau de pluie de ruissellement et lorsque le lac est plein, il se déverse dans le Tolzac. Ce projet de lac est né dans les années 1990 mais n’a pris forme que vingt ans plus tard, l’eau étant un grand enjeu pour les agriculteurs durement touchés par les périodes de sécheresse dans le Lot-et-Garonne. La problématique de l’eau est de plus en plus prégnante en Union européenne et dans ses États membres comme la France. La préfète du Lot-et-Garonne a d’abord autorisé le projet, puis a retiré l’autorisation alors que les travaux étaient déjà engagés, notamment à cause de la pression des associations écologistes. Toutefois, la chambre d’agriculture, pensant que ce projet était nécessaire, a souhaité continuer les travaux malgré tout. Les agriculteurs et les riverains ont créé un collectif pour défendre le lac de Caussade et poursuivi eux-mêmes sa construction. Bien qu’en 2019, les associations écologistes opposées au lac de Caussade aient demandé la remise en état de la zone, en 2020, l’État a accepté que le lac soit préservé au profit des agriculteurs. Les associations, notamment France Nature Environnement, opposées à cette décision, ont aujourd’hui déposé une requête pour demander la vidange du lac. Ce conflit concerne deux problématiques : la propriété de l’eau et la viabilité de l’agriculture telle qu’elle existe aujourd’hui. Il oppose l’accaparement des ressources par un petit nombre d’acteurs, à la question de l’eau comme bien commun, tel que défini par la directive cadre sur l’eau (DCE). En 2022, le lac n’a pas été détruit mais fait toujours débat ; les acteurs institutionnels qui soutiennent sa présence sans toutefois défendre sa construction tentent de le faire accepter d’un point de vue étatique. Ainsi, en quoi ce conflit d’usage est-il emblématique de nouveaux conflits autour de l’eau ? Nous avons choisi d’aborder une problématique majeure au sein de l’Union européenne, les conflits liés à l'usage de l'eau, en prenant en compte les dimensions sociales, politiques et écologiques. Tout d'abord, pour élaborer notre réflexion, nous avons constitué un corpus d'articles de presse française locale et nationale afin d'analyser les différentes prises de parole et de nous familiariser avec les perspectives des acteurs impliqués. Parallèlement, nous avons effectué une recherche approfondie sur les enjeux majeurs et les concepts clés tels que les notions de biens communs et de conflits d'usage. Afin de mieux appréhender notre sujet, nous avons mené des entretiens de personnes – que l’on peut retrouver dans les encadrés 1 à 4, cherchant ainsi à obtenir des réponses précises à nos interrogations. Ainsi, après avoir repris le fil de l’histoire de ce conflit entre agriculteurs, habitants, associations écologistes et l’État, à travers une série d’interviews de différents acteurs, nous nous intéresserons à ce que dit la législation européenne et française sur les lacs d’irrigation, notamment collinaires comme celui de Caussade. Le bien commun et le droit de propriété étant des notions centrales dans ce conflit d’usage, il est intéressant de voir en quoi ces notions permettent de mieux appréhender les controverses autour du projet du lac de Caussade. Enfin, l’accent sera mis sur les différents types et niveaux d’acteurs impliqués tant local que national et même, dans une moindre mesure, supranational.

Le lac de Caussade, symbole du conflit de l’eau opposant agriculteurs, écologistes et l'État

La genèse de la construction du lac de Caussade

Le lac de Caussade peut rappeler celui de Sivens qui a fait polémique en 20142 car il a fini par le décès d’un des militants. Stocker l’eau est un besoin pour les agriculteurs européens qu’ils soient français mais aussi espagnols, ces derniers n’ayant pas hésité à mettre en place de nombreuses retenues. À titre d'illustration, la France récupère 10 % de l’eau de pluie sur l’ensemble de son territoire métropolitain, tandis que l'Espagne en récupère 20 % alors qu’il y pleut deux fois moins qu’en France (Garrel et Caboche, 2022). On peut donc constater que la France n’est pas le seul pays européen à récupérer l’eau de pluie et qu’elle accuse encore un retard, comparé à ses voisins dont le système est plus développé. Les conflits d’usages ne seraient donc pas strictement limités aux quantités d’eau disponibles. Le projet du lac de Caussade commence en mai 2017 lors du lancement d’une consultation préalable sur le projet. Le tribunal administratif de Bordeaux (cf. interview de Michel Chabrier3) a procédé à l’enquête publique entre mars et avril 2018 et autorise sa construction. En juin 2018, un arrêté préfectoral autorise sa création, mais les associations France Nature Environnement (FNE), la Sepanso et la Sepanslog attaquent l’arrêté à la suite de l’intervention du ministère de la Transition écologique pour non-respect du schéma d’aménagement et de gestion des eaux (SAGE). Le projet du lac de Caussade a reçu un avis réservé de l’Autorité environnementale ainsi que deux avis défavorables de l’Agence française de la biodiversité4 et du Conseil national de protection de la nature, car il serait en contradiction avec les orientations du Comité de bassin Adour-Garonne traduites du SAGE. De plus, bien qu’ils ne bénéficient pas d’aides financières de l'Agence de l’eau Adour-Garonne, les porteurs du projet n’ont pas voulu inscrire le lac de Caussade dans la démarche de « projets de territoire »5. C’est sans doute pour toutes ces raisons que l’autorisation préfectorale est annulée après avoir été accordée, bien que les agriculteurs aient modifié leur dossier de projet à la suite des remarques et avis négatifs. Pour P. Franken, l’un des porteurs du projet et fervent défenseur du lac, ce sont les événements de Sivens qui justifient ce refus ; l’État voulant éviter le renouvellement d'événement tragique comme la mort de Rémi Fraisse, un militant écologiste tué à Sivens (voir encadré 1). En effet, pourquoi les avis négatifs n’ont-ils pas été pris en considération lors de l’acceptation du projet ? Romain Lacomme rappelle que l’enquête, qu’importe le résultat, n’est qu’un des critères étudiés par le préfet (Lacomme, 2022). En février 2020, la préfète du Lot-et-Garonne a ordonné une vidange immédiate du lac. Pourtant, en 2014, le rapport « Garonne 2050 » (Agence de l’eau Adour-Garonne, 2014) alertait sur les besoins en eau croissants des agriculteurs.

Encadré 1 – Interview de Patrick Franken, l’un des porteurs du projet du lac de Caussade, agriculteur sur la commune de Pinel Hauterive, vice-président de la Chambre d’agriculture (11/01/2023).

Quelle est l’importance d’un tel lac pour les agriculteurs et pourquoi a-t-il été refusé par les pouvoirs publics ?
C’est une longue histoire… L'importance d’abord du lac, c'est la réserve d’eau avec deux objectifs, d’abord assurer l’étiage du ruisseau et ensuite apporter l'eau aux agriculteurs qui sont riverains. Cela leur permet de faire des cultures ; les fermes qui bordent le ruisseau sont des fermes familiales qui ont besoin de valoriser leur territoire le mieux possible ; c’est le profil des exploitations le long du Tolzac. Le fait de pouvoir irriguer permet de faire des cultures spécialisées avec une valeur ajoutée comme l’arboriculture, le maraîchage. Le fait d'irriguer assure un minimum de récoltes plus régulières sans être trop soumis aux aléas climatiques, notamment la sécheresse.
Pourquoi l’administration a refusé ? Dans un premier temps, elle a accepté qu'on fasse le lac ; la préfète avait signé un arrêté préfectoral le 29 juin 2018 donc les travaux ont commencé, mais ensuite dès septembre, les choses se sont gâtées car FNE essentiellement a déposé un recours au tribunal demandant l'arrêt des travaux. Avant que cela soit jugé par le tribunal administratif, les ministres de l’Agriculture et de l’Écologie, messieurs Travert et de Rugy ont demandé à la préfète un arrêté pour interdire la construction du lac. Ce n'est donc même pas le tribunal qui a décidé de l'arrêt, mais le gouvernement. Il n'y a pas de raison technique, rien n'a été motivé, cela a été une pression politique parce que quelques années auparavant, il y a eu Sivens (en 2014) qui a mal fini, car des opposants ont investi le site faisant un mort. L'État et les autorités locales ne voulaient pas d'un Sivens à St Pierre de Caubel donc cela doit être lié à cela !
Quels recours avez-vous utilisés pour rendre ce lac légal ? Qu’est-ce que vous faites pour que le lac soit légalisé ? Va-t-il l’être un jour ?
Cela ne dépend plus de nous, je pense que la volonté peut être administrative et politique peut exister, mais je ne sais pas s'il y a des outils qui le permettent, car les associations veillent. Si l'État légalise le lac de Caussade, je ne suis pas sûr que les associations contre celui-ci n’attaquent pas au tribunal administratif qui leur donnerait raison surement. Pour nous, ça importe peu ; le lac existe, on l'utilise, il se remplit, on relâche l'eau l'été pour le soutien d'étiage.
Pourquoi certains pensent que les agriculteurs s’accaparent les ressources hydriques du territoire ?
Ça, c’est un argument qu'on nous oppose de manière régulière ; ce n'est pas fondé, car l'agriculteur utilise l'eau qui passe. En grande partie l'eau qu'on utilise ne disparaît pas, on irrigue les plantes et l'eau se transforme en vapeur d'eau en partie, l'autre ruisselle donc repart au ruisseau. L’eau se transforme, ce n'est pas du pétrole, qui, une fois brûlé, a disparu. Il n'y a pas de vol, d’accaparement ni quoi que ce soit. Pour avoir de l'eau pour tout le monde de façon suffisante et pouvoir la partager, il faut la stocker.

L’avis émis par la communauté scientifique sur le Lac de Caussade

Les avis scientifiques divergent concernant le lac de Caussade, et les lacs collinaires en général. Quelques scientifiques sont très inquiets. « Prendre de l’eau en hiver et la stocker pour l’utiliser l’été n’est forcément pas souhaitable, car celle-ci, loin d’être perdue, joue un rôle important dans la vie des cours d’eau, des écosystèmes et de la biodiversité. Les périodes de sécheresse potentiellement longues vont devenir récurrentes et il ne faut pas croire [qu’il] y en aura pour tout le monde et tous les usages. » (Niedercorn, 2020). Selon Jean-François Berthoumieu, directeur de l’Association climatologique de la Moyenne-Garonne et du Sud-Ouest (ACMG), « Avec le changement climatique, le cycle de l’eau va s’amplifier (plus de sécheresses en été et plus d’inondations en hiver), et de ce fait il faut le réguler en faisant des retenues pour irriguer des cultures qui captent le carbone, humidifient et refroidissent l’air. En effet, un verger irrigué ne va pas dépasser 33 °C alors qu’un sol nu non irrigué pourra dépasser les 45°C contribuant ainsi à l’accroissement d’un réchauffement climatique. »6. Enfin, certains scientifiques ont une position moins tranchée comme Alain Dupuy7 : « Les projets de retenue sont envisageables, mais il faut descendre à une analyse très fine, au niveau des territoires, en tenant compte du contexte, avec des projets réalisés en collaboration entre tous les utilisateurs potentiels. En revanche, les projets consacrés à un seul usage ne peuvent conduire qu’à des conflits. » (Niedercorn, 2020). Bernard Barraqué8 insiste sur le fait que le conflit à Caussade n’est pas sur le lac lui-même, mais sur l’eau et les retenues, la question étant « de savoir s’il faut stocker de l’eau pour irriguer des productions de l’agriculture intensive, ou la laisser s’écouler naturellement et aussi rejoindre le sol. ».

Les enjeux conflictuels et les dynamiques d'action collective au lac de Caussade

Un conflit d’aménagement peut apparaître à un endroit alors qu’ailleurs cela n’aurait pas été le cas. On appelle cela le potentiel conflictuel (Subra, 2016). À Caussade, les agriculteurs ne se sentant pas pris en considération ont décidé de se révolter contre les institutions et l’État. Dans le cas de ce lac, on pourrait parler de répertoire occupationnel (Péchu, 2020), car après l’interdiction de la poursuite des travaux, les agriculteurs se sont relayés afin de le bâtir eux-mêmes en créant une « zone agricole libre »9 en référence aux zones agricoles à défendre. Les agriculteurs, aidés d'élus locaux, combattent les acteurs étatiques et institutionnels et leurs décisions arbitraires « de Paris, d’en haut ». En somme, la hiérarchie et la dualité entre gouvernés et gouvernants pose problème avec un refus de « diverses formes de leadership officiel » (Dechezelles et Olive, 2017)10.

La question de l’eau et des lacs, une législation floue laissant place à des arbitrages politiques

En Union européenne, un vide juridique autour des systèmes d’irrigations à base d’eau de pluie

La législation européenne en matière d’eau reste floue malgré les tentatives de régulation (Cour des comptes européenne, 2021), et il n’existe pas de directives sur l’utilisation des bassins. L’Union européenne dispose de politiques visant à améliorer la qualité de l’eau depuis 199111. En 2000, des politiques portant sur les quantités d’eau ont été mises en place par la DCE12 comportant des principes comme la participation du public dans la gestion des ressources hydrauliques ou la nécessité de prendre en compte l’impact de l’activité humaine sur les ressources en eau. L’objectif de la DCE « vise à parvenir à un état [quantitatif] satisfaisant de toutes les masses d'eau d'ici 2027 » (Cour des comptes européenne, 2021). D’après le dernier rapport d’exécution de la Commission, la situation s’est améliorée dans la plupart des États membres entre 2009 et 2015, mais la quantité des masses d’eau souterraine dans l’Union européenne restait « médiocre ». La DCE demande aussi d’adopter une politique de tarification de l’eau qui incite à l’économiser. Lorsque le captage ou le stockage n’ont pas d’impact significatif sur l’état des eaux, les États peuvent choisir d’appliquer des dérogations. L’arrêt des financements nationaux aux projets d'hydraulique agricole s’est fait en 2008. La norme BCAE 2, mise en place durant la Politique agricole commune de 2014-2020, prévoit un mécanisme afin de déterminer si les agriculteurs qui captent l’eau à des fins d’irrigation respectent les procédures d’autorisation de leur État13. On conclut qu’il n’existe pas de directive européenne sur le sujet des systèmes d’irrigation et encore moins sur ceux basés sur l’eau de pluie ; ce flou juridique laisse champ libre à l’interprétation.

La législation française axée sur l’eau, négligeant les lacs collinaires

Avant la DCE, un état des lieux a été réalisé dans tous les pays membres de l’Union européenne ; il a été révélé qu’en France, en 2004, seuls 23 % des masses d’eau superficielles et 43 % des souterraines pouvaient atteindre ce bon état écologique, sans effort supplémentaire. Le Varenne de l’eau et la transition écologique 2021 a permis de démontrer l’impact du changement climatique et de comprendre aussi que la gestion de l’eau ne doit pas se faire uniquement avec un objectif environnemental étant donné que « sans eau, il n’y a pas d’agriculture ». Le Sénat a signé la loi du 3 janvier 1992 qui qualifie l’eau de « patrimoine commun de la Nation » et renforce l’importance de la protection de la qualité et de la quantité des ressources en eau et met en place les premiers outils d’orientation et de gestion des eaux, l’objectif étant de concilier les besoins en eau de différentes activités afin d’éviter les conflits d’usages. La loi sur l’eau et les milieux aquatiques du 30 décembre 2006 a pour but de doter la France d’outils pour atteindre l’objectif fixé par la DCE, d’améliorer le service public de l’eau et l’assainissement et d’organiser l’accès à l’eau pour tous avec une gestion plus transparente. Enfin, le Grenelle de l’environnement, mis en œuvre par la loi du 3 août 2009 (Grenelle I), dont l’article 27, stipule que l’État se fixe l’objectif de ne pas recourir aux reports du délai d’atteinte de bon état des eaux, pourtant autorisés par la DCE. Malgré les législations en vigueur au sujet de l’eau et une proposition de loi de juillet 202214, il n’existe aucune législation concernant les lacs collinaires ; cela pose à nouveau un flou juridique pour Caussade.

Le lac de Caussade au cœur du débat pour une meilleure gestion : entre bien non exclusif et bien rival

L’eau, un bien commun au cœur d’un débat

Un bien commun15 est une alternative à la vision dichotomique biens publics/biens privés, mais aussi une réflexion apte à répondre à des enjeux de protection, préservation, partage de la ressource s’opposant à l’appropriation privée – potentielle surexploitation – ou la mauvaise gestion publique des ressources. Pour Elinor Ostrom, l’eau est un bien commun d’origine naturelle (Ostrom, 2010). Une gestion optimale des biens communs passe par des arrangements des communautés qui en ont l’usage et la responsabilité.

L’eau est théoriquement un bien non exclusif car il y a une difficulté d’exclure de potentiels bénéficiaires. Aujourd’hui, en ce qui concerne l’eau, l’usage des uns limite l’usage des autres, ce qui pose les limites du concept de bien commun et franchit la barre du bien rival. Selon Garett Hardin (1968), la rivalité entre les différents usagers les pousserait à réfléchir centrés sur l’intérêt individuel au lieu du bien-être commun. L’avidité humaine questionne notre capacité à gérer un bien de façon équitable et pose la question du réalisme du bien commun dans une société gérée par des humains ayant chacun des désirs. Le lac de Caussade se situe dans un espace défini avec une faune et une flore installées ; sa construction et son usage par des agriculteurs pour la viabilité de leurs cultures posent la question de l’impact de l’utilisation de l'eau de pluie sur l’écosystème. De plus, malgré l’obligation de laisser 30 % de l’eau de pluie en circulation, il persiste un problème de propriété. Si une personne possède le terrain, est-elle aussi propriétaire de toutes les ressources qui s’y trouvent – droit d’usage ? Est-elle la seule personne autorisée à les utiliser même si ce sont des biens comme l’eau ? Ou devons-nous tracer la limite du droit d’usage ? Les nappes phréatiques constituent-elles une limite à ce droit ?

« L’eau doit être partagée pour l’alimentation humaine, pour l’agriculture, l’industrie et les milieux aquatiques. [...] il y a toujours une opposition sur l’utilisation de l’eau, et l’irrigation est fortement critiquée » (Dominguez Bohorquez et Bouarfa, 2020) ; qu’importe son utilisation, la gestion de l’eau sera toujours controversée. De plus, « il faut penser à une irrigation bénéfique pour l’environnement et compatible avec l’agroécologie pour le maintien de la matière organique des sols en évitant son dessèchement » (Dominguez Bohorquez et Bouarfa, 2020) au lieu de la réfuter ou d’en accepter l’utilisation abusive. Selon un adhérent du parti Europe Écologie les Verts (EELV), une des contestations aux retenues d’eau en tant que biens communs est que « les retenues ne sont pas pensées ou conçues pour généraliser l'utilisation de l'eau pour tous ceux qui en ont besoin de façon la plus économe possible. » (voir encadré 2). Ceci sous-entend donc que les retenues d’eau sont contraires au concept de bien commun. Dans le cas du lac de Caussade, les agriculteurs se sont appropriés l’eau qui aurait pu finir dans les nappes phréatiques.

Encadré 2 – Interview de Bernard Péré, Président de Terre de Lien pour La Nouvelle Aquitaine et adhérent EELLV, spécialiste des questions agricoles (11/01/2023).

Comment auriez-vous vu et imaginé le projet « Lac de Caussade » ?
Je me serais posé la question : dans la zone où il est prévu, qu’est-ce qui existe déjà comme ouvrage de stockage d’eau ? En effet, nous sommes dans une région et un département qui comportent beaucoup de réserves d'eau à usage agricole (au moins plus de 4 000 de plus de 30 000 mètres cubes). Je considère que l'eau qui tombe du ciel ruisselle, bien entendu et finit dans les rivières, les fleuves et les mers. Ce parcours est indispensable et nécessaire ; il participe à la vie des milieux. Donc, il n'est pas indifférent d'en stoker une partie fut-elle réduite ; il faut se poser la question de comment stocker et pour quoi faire ? La circulation du cycle de l'eau sur un territoire est en lien avec la façon dont on utilise cette eau. L’eau est stockée pour irriguer des cultures mais comment ces dernières sont-elles conduites ? On fait le constat sur l'état de l'agriculture et des sols que, depuis 60 ans, il y a eu une forte dégradation du taux de matière organique en raison de la mécanisation, des labours profonds, de l’utilisation de pesticides et d’engrais chimiques. Nous avons, en général et en moyenne, une qualité de sol très diminuée. La meilleure et la première façon de stocker de l'eau à usage agricole, c'est d'avoir des sols capables de la retenir naturellement. Le taux de matière organique présent dans les sols est un facteur important de la résistance à la sécheresse. Une des questions importantes quand on veut utiliser l'irrigation est de savoir où en est le sol.
Deuxième question : arroser les cultures mais lesquelles ? En été, on manque d’eau en particulier dans les régions du sud et cela tend à se généraliser sur tous les territoires. Quand on fait de la monoculture de maïs par exemple, exigeante en eau quand il en tombe le moins, il faut peut-être se poser la question d'arrêter la monoculture et réduire de façon générale les cultures d’été, ce qui implique d'adapter les assolements. Il ne faut pas arrêter de faire du maïs mais l'inclure dans une succession de cultures et ne pas faire du maïs comme d'autres cultures en continu. La question des variétés est également importante. Le sorgho par exemple qui offre une résistance intéressante à la sécheresse n'a pas bénéficié jusqu’à, il y a peu, d'une recherche forte sur la sélection variétale.
Toutes ces questions sont importantes à prendre en compte avant de se lancer dans des programmes de création de retenues. J'en ai discuté avec monsieur Bousquet Cassagne, président de la chambre d’agriculture et leader de la construction illégale de la retenue sur le Caussade : « tu crées une retenue de 900 000 mètres cubes sans te poser plus de questions : c'est irresponsable. Le minimum aurait été que les agriculteurs qui bénéficient de cette eau s’engagent dans une agroécologie approfondie ». Par ailleurs, pourquoi ne pas, sur un territoire donné, engager un plan où de l'eau stockée pourrait bénéficier au plus grand nombre dans le cadre d'un engagement agroécologique conséquent et de l’expérimentation agroécologique conséquente ?
Est-ce que le lac de Caussade pose la question de la propriété de l’eau et de l’usage de l’eau ?
Oui, bien sûr, parce qu'à partir du moment où on crée des retenues importantes comme celle du Caussade, c’est, d'un coup très important en termes de fonds publics, de destruction de biodiversité, donc il faut se poser les bonnes questions évoquées plus haut. En effet, les retenues ne sont pas pensées ou conçues pour généraliser l'utilisation de l'eau pour tous ceux qui en ont besoin de façon la plus économe possible. Compte tenu de la mise de fonds des pouvoirs publics, il faut respecter des règles précises car l'eau est un bien commun ; ce n'est pas la propriété de quelqu’un ou de quelques-uns. Ici cette retenue a été faite de façon illégale ; cette façon de faire n'est pas acceptable. Pour Caussade, il y a une appropriation de l'eau par certains. C'est d'ailleurs le même souci pour les bassines dans le Poitou où, là-bas, on pompe l'eau dans les nappes phréatiques alors que pour le Lac de Caussade, c'est un peu différent, on stocke de l'eau par ruissellement du bassin versant. Mais sur la destination, la quantité, les bénéficiaires, la façon de concevoir l'utilisation de l’eau, c’est la même chose dans les deux territoires. Dans le cas Caussade, on n'a pas répondu à ces questions, on a foncé tête baissée comme d'habitude et même encore plus que d'habitude sans se poser les bonnes questions et pourtant le mur est devant nous. De plus, il existe la loi sur la gestion de l’eau qui exige l’élaboration d’un projet de territoire où tous les usagers de l’eau doivent être représentés. Cette loi n'a pas été prise en compte pour Caussade.

L’eau un bien, au cœur d’un conflit d’usage

En reprenant Géoconfluence16, le problème entre écologistes et agriculteurs vient de l’usage de l’eau obligeant à en exclure certains pour en préserver d’autres. Cette dualité manichéenne n’est pas une fin en soi ; il faut trouver des solutions car un groupe veut préserver la nature et laisser l’espace en l’état tandis que l'autre veut utiliser l’espace. La notion de rareté de l’eau et spécialement la mise en lumière des enjeux de l’eau par Frédérique Lasserre permettent de souligner le lien entre l’irrigation et « l’aménagement de l’espace en fonction de l’hydrologie d’un territoire » (Lasserre et Descroix, 2011). Selon Isabelle Verbaere, pour parvenir à dépasser les blocages, il faut créer une structure locale de gestion de l'eau comme la Commission locale de l’eau (CLE) mais qui inclurait l’ensemble des usagers afin de répondre « au projet de territoire » (Verbaere, 2019).

Un jeu d’acteurs complexe dans un conflit de plus en plus politisé

Le citoyen et les élus locaux, très impliqués dans ce conflit d’usage

La préservation et la gestion de l’eau concernent tous les échelons étatiques, mais aussi le niveau supranational. Dans le cas du lac de Caussade, les acteurs sont tant les agriculteurs que les associations, les syndicats que les élus ; tous les citoyens sont concernés par la politique de l’eau. Pour Caussade, la majorité des habitants de la commune sont favorables au lac (voir encadré 3). Isabelle Verbaere rappelle que « Créer une structure locale de gestion de l'eau et impliquer tous les usagers de l'eau dans le diagnostic et les décisions sont deux conditions essentielles pour qu'une gestion partagée de l'eau se mette en place sur un territoire » (Verbaere, 2019). De plus, en rencontrant des habitants, ils sont fiers de leur lac. (voir encadré 4).

Encadré 3 – Interview de Jean-Pierre Sagnette, maire de la commune de Pinel Hauterive où est implanté le lac de Caussade dans le Lot-et-Garonne, (06/01/2023)

Qu’est-ce que le lac de Caussade apporte à la commune et à l’espace social qu’est finalement devenu ce lac ?
Ça n’apporte pour l’instant pas grand-chose, les agriculteurs en aval du lac profitent durant les périodes de sécheresse mais le lac risque d’apporter dans peu de temps à la commune. Selon les décisions de l’équipe municipale, le lac de Caussade pourra être un point touristique ; il y a déjà des projets. Un chemin qui fait le tour du lac est déjà référencé par l’office de tourisme du Lot-et-Garonne, c’est une bonne chose, pas mal de personnes viennent se balader. La municipalité a déjà acheté des tables pour faire une halte pique-nique au bord du lac. Et une troisième chose est en projet un petit chalet avec une table d’orientation avec une documentation sur les oiseaux, canards, poules d’eauµ; cela va agrémenter la balade autour du lac. Par contre, au niveau irrigation, le lac apporte aux agriculteurs dans les communes en aval du lac. Il y a un grand intérêt de Monclar jusqu’à Faulliet, là vraiment il apporte en période de sécheresse en raison de l’interdiction de puiser l’eau dans le Tolzac car il n’est réalimenté que depuis une saison grâce au lac.
Est-ce que vous savez si dans la commune, il y a des controverses d’opinion sur le lac de Caussade ?
Dans la commune, au départ, il y a eu des opposants au lac, car certaines personnes ne comprenaient pas qu’on arrache environ 2 hectares de bois, des haies pour créer la retenue d’eau. Elles se sont manifestées mais les personnes favorables ont expliqué pour quelles raisons le lac était en place. Les gens ne comprenaient pas que le lac réalimentait le Tolzac ; ils pensaient juste qu’on puisait dedans. Il a fallu expliquer ce qu’est un lac de réalimentation et comment il était alimenté lui-même. Il y a eu des études poussées en amont ; il y a 700 hectares de bassins versants, soit 7 km2. Donc le remplissage se fait naturellement avec les eaux de ruissellement ce qui est complètement respectable, je trouve ; c’est comme ça que l’on a valorisé ce projet.
Est-ce que le lac de Caussade pose la question de la propriété de l’eau et de l’usage de l’eau dans la commune, pour vous, en tant que maire de Pinel Hauterive ?
La propriété, quand on parle avec les écologistes, c’est que l’eau est un bien commun, mais c’est un raccourci, car il est judicieux d’effectuer des retenues. Une retenue s’effectue certes, mais l’eau circule ; lorsque le lac est plein, l’eau continue son ruissellement. Et de toute façon, l’eau n’est pas récupérée à 100 %, car il y a une obligation de laisser 30 % en circulation. C’est un lac de réalimentation ; l’été on doit laisser les vannes ouvertes de telle façon qu’il y ait une alimentation qui se fait sur le cours d'eau du Tolzac, même en période sécheresse pendant l’arrosage ; c’est un accord spécifique. La propriété, je ne vois pas ce qu’on peut dire, car tout le monde est favorable certes au départ, beaucoup ne comprenaient pas le lac de Caussade maintenant oui. Attention, le lac de Caussade n’a rien à voir avec les bassines qui créent des polémiques dans le Sud vendéen et le Poitou. Ce n’est pas le même principe, nous, c’est naturel ; je suis un peu contre les bassines, car on va chercher de l’eau dans les nappes phréatiques, mais l’eau de ruissellement c’est différent, si on ne la retient pas, elle va à l’océan. On parle de période de changement climatique ; il faut savoir, c’est des spécialistes, des experts, qui nous l’ont confirmé, la quantité d’eau qui tombe chaque année dans le département reste la même. Il y a une répartition différente dans l’année mais ici dans notre région c'est entre 800 et 900 mm d’eau par an. Les périodes de sécheresse sont plus longues et l’eau tombant en quantité doit être récupérée lorsqu’elle tombe. Le lac a créé une diversité supplémentaire ; auparavant, les canards ne faisaient que passer maintenant ils s’arrêtent ; les salamandres sont revenues dans les zones humides autour du lac. Une association syndicale autorisée a été créée pour réglementer le débit et les vannes ; elle regroupe les propriétaires qui ont accès à l'eau donc c’est sérieux. Il y a eu des études et un fontainier pour contrôler le débit du lac, bon, je suis à fond pour le lac… Nous on s’est calqué sur ce qui a été fait sur un autre bras du Tolzac à Tombebœuf notamment au niveau des vannes.

L’échelon local est un « acteur » important ; le maire de la commune et le maire délégué du village soutiennent le lac. Lors du procès des porteurs du projet, la présence officielle d’élus dans une salle d’audience a été remarquée, car inédite17. Christine Bonfanti-Dossat18 s’est déclarée favorable au projet dans un courrier de février 2021 adressé au collectif de soutien lac de Caussade. Jean Dionis du Séjour19 est un soutien pour le lac depuis le début. Raymond Girardi20, a lui aussi manifesté son soutien en disant que « Les mieux placés sont les élus et maires d’ici. Ce ne sont pas les ministres qui décident de Paris. S’ils le pensent, ils se trompent. » (Pellicier, 2019).

Encadré 4 – Interview d’un couple d’habitants de la commune vivant non loin du lac de Caussade (29/12/2019)

Pourriez-vous me dire si vous soutenez le projet du lac de Caussade et pourquoi ?
Oui, nous soutenons le projet car nous sommes dans une région agricole et l’eau est une nécessité pour les agriculteurs et leurs cultures. Et d’autre part, c’est une eau qui n’est pas pompée dans une nappe phréatique mais récupérée lorsqu’il pleut. Ça ne nuit pas aux nappes phréatiques !
Je suis retraité de l’agriculture et j’arrosais mes pruniers avec l’eau d’un lac collinaire d’irrigation que je partage avec mon voisin qui a des pommiers. On l’avait de moitié. Les lacs en Lot-et-Garonne permettent de ne pas être en rouge pour la sécheresse sur les cartes qu’on voit à la télé en été à la météo. C’est grâce aux lacs qu'on n'est jamais en manque d'eau et qu'on n’a pas de restriction car les agriculteurs pompent dans leur lac, pas dans les fleuves, les rivières ou sous terre.
Est-ce que vous pensez que parce qu’on est propriétaire d’un terrain, on a donc l’usage complet de ses ressources, même si cela peut être de l’eau, qui est un bien commun ?
Comment dire… C’est normal que la personne qui a le terrain utilise l’eau qui arrive sur le terrain dont elle est propriétaire. Par contre le surplus doit être utilisé par d’autres personnes. Comme il y a un lac donc une retenue d’eau, l’eau est stockée, le propriétaire en bénéficie mais après lui, d’autres personnes ou les cours d’eau sont réalimentés via le surplus. Au contraire, le fait qu’il y ait ce stockage, cela réalimente le cours d’eau pour beaucoup de lacs, c’est comme ça, du moins pour les lacs colinéaires qui sont en majorité dans notre région. Il y a des gens qui disent que c’est bon pour les poissons, enfin pour la faune, comme les lacs réalimentent les cours d’eau.
Dans le cas du lac de Caussade, pensez-vous que les agriculteurs s’accaparent les ressources hydriques en gardant l’eau de pluie pour eux via le lac de Caussade ?
Non, les agriculteurs l’utilisent et cela permet d’avoir des récoltes donc de nourrir la population qui augmente de plus en plus. Le trop-plein, l’hiver, coule dans le ruisseau Tolzac et l’été, il y a quelqu’un qui ouvre les vannes pour que l’eau aille dans le ruisseau Tolzac pour que les gens puissent arroser, enfin les agriculteurs du lac. Il faut payer pour arroser et avoir son droit de pompage. Il n’y a pas de problème comme ça !

D’un conflit très local à une question sociétale et étatique

Dans ce projet, les acteurs impliqués sont aussi de rang national ; selon La Dépêche, en septembre 2018, un courrier signé par les ministres François de Rugi et Stéphane Travert a été envoyé à la préfète du Lot-et-Garonne, l’autorisation donnée au lac de Caussade devant être revue. Après ce courrier, l’autorisation a été annulée et le chantier est devenu illégal ; cela a été confirmé en 2021 par le tribunal, car les travaux ont été poursuivis par les meneurs du projet. Barbara Pompili, alors ministre de la Transition écologique française, s’est exprimée sur Twitter : « Cette retenue d’eau est illégale » ; elle ajoute que la manière dont les choses ont été faites concernant la construction et le partage de l’eau ne sont pas conformes mais que « Cette situation dure depuis trop longtemps et ne peut plus durer ». Autre fait important à prendre en considération dans l’analyse du jeu d’acteurs étatiques, Geneviève Darrieussecq alors ministre déléguée chargée de la Mémoire et des anciens combattants est venue voir le Lac de Caussade21. Tout ceci se passe au moment où débute le « Varenne agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique » à l’initiative de Julien Denormandie qui avait pour ambition de « simplifier un peu les procédures » pour construire des retenues d’eau, « L’eau qui tombe l’hiver, il faut la retenir dans des barrages collinaires »22.

Zoom sur l’avis du parti politique EELV quant au Lac de Caussade

Abordons l'opposition, Nicolas Thierry membre du parti EELV a déclaré : « Le projet de création du lac de Caussade répond à une problématique originelle forte et légitime : le besoin en eau pour un territoire dont l’activité agricole est un des pans principaux de son activité. ». Ce n’est pas pour autant que ce projet est validé par les députés nationaux, européens et leurs adhérents. EELV a toujours prôné une répartition équitable de l’eau en tant que bien commun dans l’élaboration d’un projet de territoire où tous les usagers de l’eau seraient représentés comme la loi sur la gestion de l’eau. D’après EELV 47, « Il est injustifiable qu’une ministre vienne cautionner par sa présence ce lac illégal, d’autant plus en la présence de personnes condamnées à de la prison ferme en première instance au tribunal d’Agen. Ces ministres en campagne électorale semblent perdre le sens de leur fonction. ». Un adhérent EELV 47 apporte une solution : l'agroécologie23. Pour ce parti, ce lac est sur « un territoire où un groupe d’agriculteurs, mené par la Coordination rurale et la chambre d’agriculture, en toute illégalité, par la force et l’intimidation, s’arrogent le droit de s’approprier un bien commun, l’eau, pour des intérêts particuliers et de détruire la biodiversité d’un territoire avec la complicité de certains élus. ». En 2019, le tribunal administratif de Bordeaux a été saisi et, en 2021, la décision rendue : le tribunal a jugé ce lac illégal mais n’a pas demandé de remise en état du site et rien n’a été mis en place pour éviter son utilisation.

Le monde associatif divisé : les écologistes et les agriculteurs face à face dans le conflit

Nombre d’acteurs sont favorables au lac de Caussade au sein de la population et au sein d’associations ou syndicats. Le collectif « Lac de Caussade » a été mis en place pour soutenir ce projet ; habituellement ce sont les opposants qui rassemblent un collectif pour lutter contre un projet, mais celui-ci est différent. La Coordination rurale, syndicat luttant pour une meilleure rémunération de l'agriculture, dont P. Franken était président, affirme que cette retenue permettrait de « maintenir les conditions de vie de la faune et de la flore [...] (et d'avoir) une agriculture diversifiée en aval de la retenue ». De même, le Modef Nouvelle-Aquitaine (Mouvement de défense des exploitants familiaux) estime que le lac de Caussade permettra aux agriculteurs environnants « de pérenniser leur exploitation ». Il apporte également son soutien à ceux qui ont mis en œuvre un calendrier des travaux pour éviter les nuisances aux espèces présentes et qui ont été condamnés pour ce projet. La Confédération paysanne, syndicat à tendance écologiste en faveur de l’agriculture, a déclaré qu’« il ne peut y avoir d’agriculture sans eau [...] et considère que les recours en justice engagés en contestation ne doivent pas aboutir à une condamnation pure et simple, mais doivent permettre de déboucher sur des corrections favorables à une préservation de la ressource menacée par le changement climatique et garante d’une activité agricole pérenne. ».

Enfin, il y a aussi des arguments provenant d’associations opposées au lac de Caussade. D’après FNE, les cultures irriguées par le lac de Caussade sont « non adaptées à la disponibilité réelle des ressources en eau » : ce serait un gaspillage d’eau. FNE et sa fédération locale, la Sepanso, se soucient du risque de sécurité pour les habitations en cas de rupture de la digue. Pour Maître Alice Terrasse, avocate de l’opposition, Caussade « symbolise tout ce qu’il ne faut plus faire en France, [...] : un projet de retenue d’eau réalisé sans projet de territoire, et sans prise en compte d’une gestion équitable de la ressource en eau. ». Ainsi l’opposition a demandé à l’État de « prendre ses responsabilités » et ont réclamé « la remise en état du site du lac de Caussade ». Cette option est refusée par les agriculteurs. « L’État ne réussissant pas à faire appliquer ses décisions, nous avons porté l’affaire devant la justice pénale, c’est une première pour une association. S’il est confirmé en appel, le jugement [aura] de grandes conséquences et [devrait] changer le paysage dans le domaine de la gestion de l’eau », affirme Michel Dubromel, ancien président de FNE.

Pour conclure, l’eau est un bien commun précieux dont l’usage et l’accaparement par un petit nombre d’acteurs fait débat. Notre étude du lac collinaire de Caussade montre que les acteurs sont impliqués à de multiples niveaux, chacun ayant ses propres intérêts à préserver dans cette affaire. Le flou juridique entourant l’usage et la construction des lacs collinaires tant dans la législation française qu’européenne n’aide pas à trancher ce cas. Ce lac bâti illégalement par les agriculteurs a conduit à de multiples actes juridiques étant donné la nouveauté du problème qu’il sous-tend. Dans le milieu médiatique aussi, de nombreuses personnalités politiques ont pris position publiquement. Le tissu associatif s’est également mobilisé pour défendre ou dénoncer la construction de ce lac. Dans ce cas précis, le monde politique est également impliqué car au-delà du conflit purement local, c’est en effet une prise de position qui a un impact sur la vision de tous des lacs collinaires sans distinction, de l’irrigation en agriculture et de la gestion d’un bien commun fragile mais essentiel, l’eau. Un conflit d’usage est né à Caussade, il est relativement complexe à cerner dans ce territoire où, en grande partie, la population et les élus soutiennent férocement le lac à la différence d’autres projets comme les bassines dans les Deux-Sèvres.

Note de l’auteur : Les transcriptions des interviews présentées dans les encadrés 1 à 4 ont été intégralement validées par chacun des interviewés.

Encadré 5 - Pour en savoir plus

Agence européenne pour l'environnement. (2018). L’exploitation de l’eau en Europe: des enjeux quantitatifs et qualitatifs. https://www.eea.europa.eu/fr/signaux/signaux-2018/articles/l2019exploitation-de-l2019eau-en-europe

Barbier, R., Barraqué, B., Tindon, C. (2019). L’eau potable pourrait-elle devenir un bien commun ? Développement durable et territoires. Économie, géographie, politique, droit, sociologie, vol. 10, n° 1. https://doi.org/10.4000/developpementdurable.13231

Bascou, P. (2021). La construction de l’eau comme bien commun : entre discours consensuel global et usage contestataire local. L’essor des biens communs. Une analyse pluridisciplinaire des communs, Territoires contemporains. http://tristan.u-bourgogne.fr/CGC/publications/essor-biens-communs/Pauline-Bascou.html
Billard, S. (2022). Bataille pour l’eau en Lot-et-Garonne : « Vous nous ferez moins chier lorsque vous serez au fond du lac ! ». L’Obs, publié le 21/07/2022. https://www.nouvelobs.com/ecologie/20220721.OBS61160/bataille-pour-l-eau-en-lot-et-garonne-vous-nous-ferez-moins-chier-lorsque-vous-serez-au-fond-du-lac.html

Calvo-Mendieta, I. (2017). Les conflits d’usage autour de l’eau. In : L’eau à découvert, éd. Agathe Euzen, Catherine Jeandel, et Rémy Mosseri. Paris: CNRS Éditions, 196-97, https://books.openedition.org/editionscnrs/9970

Charpentier, S. (2022). L’Europe en quête de solutions aux conflits sur les ressources en eau. TV5MONDE, publié le 12/08/2022.https://information.tv5monde.com/environnement/leurope-en-quete-de-solutions-aux-conflits-sur-les-ressources-en-eau-1090698.

Chomeil, B. (2022). Agen. Le débat sur les mégas bassines réveille celui sur le lac de Caussade. La Dépêche, publié le 04/11/2022. https://www.ladepeche.fr/2022/11/04/le-debat-sur-les-mega-bassines-reveille-celui-sur-le-lac-de-caussade-10781229.php,

Conseil de l’UE (2020) « Réutilisation de l’eau à des fins d’irrigation agricole: le Conseil adopte de nouvelles règles ». Communiqué de presse, publié le 07/04/2022. https://www.consilium.europa.eu/fr/press/press-releases/2020/04/07/water-reuse-for-agricultural-irrigation-council-adopts-new-rules/.

Envoyé Spécial. (2022). La guerre de l’eau. Reportage France 2, publié le 03/11/2022. https://www.france.tv/france-2/envoye-special/4299055-le-guerre-de-l-eau.html.

Field, Barry C. (1992). Review of Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action. Land Economics, 68(3): 354-57, https://doi.org/10.2307/3146384

France Nature Environnement. (2022). « Barrage de Caussade : histoire d’un projet illégal et dangereux pour le Lot-et-Garonne », dossier initialement publié le 2 juillet 2020, mis à jour le 23 juin 2022. https://fne.asso.fr/dossiers/barrage-de-caussade-histoire-d-un-projet-illegal-et-dangereux-pour-le-lot-et-garonne
France 3 Nouvelle-Aquitaine. (2019). Lac de Caussade : construit illégalement, que va-t-il devenir ? Publié le 07/04/2019. https://youtu.be/H_T0jdK8aDs

La dépêche. (2020). Les « bâtisseurs » ont fait bénir le lac de Caussade. Publié le 07/07/2020. https://www.ladepeche.fr/2020/07/07/les-batisseurs-ont-fait-benir-le-lac-de-caussade-8968314.php
Rapport d’information Sénat. (2016). Eau : urgence déclarée. https://www.senat.fr/rap/r15-616/r15-616.html
Thépot, S. (2019). Stocker pour irriguer, bon sens paysan ou fuite en avant ? Sesame, 6(2), 36-41. https://revue-sesame-inrae.fr/stocker-pour-irriguer-bon-sens-paysan-ou-fuite-en-avant/

_____________________________________________________________________________

Photo d’entête : Vue générale du lac de Caussade. AdrienChd - Travail personnel CC BY-SA 4.0

Notes

  • D’après l’association Aquanide, irrigants de Poitou-Charentes, « Les retenues collinaires stockent les eaux de ruissellement pendant la saison pluvieuse, pour ensuite alimenter l’irrigation pendant la saison estivale, tandis que les réserves artificielles sont constituées à partir de l’eau pompée dans la rivière pendant la période hivernale. ».
  • Sivens se trouve dans le Tarn. Cette contestation contre un projet de barrage a entraîné la mort de Rémi Fraisse ; le projet a été abandonné en 2015.
  • Commissaire-enquêteur du tribunal administratif de Bordeaux.
  • Devenue Office français de la biodiversité (OFB).
  • L’État a instauré cette méthode de concertation en 2015 pour associer toutes les catégories d’usagers autour d’une réflexion commune ; celle-ci est censée prévenir sur les dérives liées à l’usage de l’eau.
  • D’après Florence Habets, directrice de recherche au CNRS (Centre national de la recherche scientifique).
  • Professeur d’hydrogéologie à l’INP Bordeaux (Institut polytechnique de Bordeaux).
  • Directeur de recherche au CNRS et au CIRED (Centre international de recherche sur l'environnement et le développement).
  • Extrait d’une conférence de presse à Agen donnée par Serge Bousquet-Cassagne (un des porteurs du projet du lac de Caussade) le 09/05/2019 : « Ce lac est une ZAL, une zone agricole libre, en référence aux ZAD (zones agricoles à défendre), et nous défendrons notre ZAL. ».
  • Stéphanie Dechezelles et Maurice Olive précisent que « Quel que soit le type d’occupation, les motifs mis en avant par les occupants sont résolument critiques, établissant clairement les adversaires à combattre, les lois ou politiques publiques à modifier, les modes de prises de décision à décrier, quand ce n’est pas la nature du régime ou la légitimité des pratiques des élites qui sont l’objet de la contestation. ».
  • Directive sur le traitement des eaux urbaines résiduaires et directive sur les nitrates.
  • La directive cadre sur l’eau (DCE) impose aux États d’élaborer des plans de gestion de districts hydrographiques qui comportent les détails sur la surveillance de l’utilisation de l’eau, les objectifs de gestion de l’eau souhaités, les dérogations possibles et mesures prévues sur six ans.
  • Entre 2015 et 2018, 1,2 % des bénéficiaires auxquels s’appliquait la norme BCAE 2 ont été soumis à un contrôle, un faible pourcentage d’infractions (1,5 %) a été relevé.
  • Cette loi demande la déclaration des retenues collinaires de moins de 150 000 mètres cubes à des fins de stockage pour l'irrigation des cultures.
  • Les biens communs représentent l’ensemble des ressources qui sont partagées, gérées et entretenues collectivement par un groupe de personnes, une société ou une communauté.
  • Géoconfluence donne la définition suivante d’un conflit d’usage : cela « désigne un conflit d’acteurs dans lequel les termes du désaccord concernent des usages contradictoires d’un même espace ou d’une même ressource. Le problème peut venir de la quantité de ressource en eau disponible (par exemple la ressource en eau en période de sécheresse, convoitée en même temps par l’agriculture, le tourisme, les résidents, l’industrie...) ou bien d’usages qui s’excluent mutuellement (l’utilisation d’un plan d’eau pour la conservation et l’observation de la nature à des fins touristiques et l’usage du même plan d’eau pour les besoins de l’industrie par exemple). ».
  • En juillet 2020, pour leur action dans la construction du lac, Serge Bousquet Cassagne et Patrick Franken ont été jugés en correctionnelle. Les deux accusés ont écopé de neuf et huit mois de prison ferme, « pour s’être rendus complices de la construction sans autorisation du lac de Caussade ». La Cour d’appel d’Agen où étaient présents environ huit cents soutiens a été plus clémente et n’a pas donné de prison ferme, mais les amendes sont conservées.
  • Sénatrice du Lot-et-Garonne et secrétaire départementale du parti Les Républicains.
  • Maire d’Agen, ancien député et conseiller régional de Nouvelle-Aquitaine, président de l’Amicale des maires de Lot-et-Garonne depuis 2008, association qui s’est largement engagée en faveur du lac, à l’exception de quelques-uns de ses membres.
  • Vice-président du conseil départemental.
  • Geneviève Darrieussecq : « Je suis légaliste, donc je ne vais pas dire que ce qui a été fait à Caussade est bien, mais vous avouerez qu’on ne peut pas parler d’agriculture sans donner des solutions aux agriculteurs. Et en la matière, pour faire pousser les cultures, il faut de l’eau ! On doit bien pouvoir stocker un peu de l’eau qui tombe l’hiver pour l’utiliser en été. Il en va de la souveraineté alimentaire de la France. ».
  • Extrait d’une interview sur BFM-TV en août 2019.
  • Voir en encadré 2, l’interview complète de Bernard Péré : « Quand on fait de la monoculture de maïs par exemple, exigeante en eau quand il en tombe le moins, il faut peut-être se poser la question d'arrêter la monoculture et réduire de façon générale les cultures d’été, ce qui implique d'adapter les assolements. Il ne faut pas arrêter de faire du maïs mais l'inclure dans une succession de cultures et ne pas faire du maïs comme d'autres cultures en continu. ».

Références

  • Agence de l’eau Adour-Garonne (2014). Garonne 2050 – Étude prospective sur les besoins et les ressources en eau à l’échelle du bassin Adour-Garonne. Rapport final. 68 p. https://www.institution-adour.fr/observatoire-de-l-eau/adourthek/details/adourthek-2936.html
  • Dechezelles, S., & Olive, M. (2017). Les mouvements d’occupation : agir, protester, critiquer. Politix, 117, 7-34. doi:10.3917/pox.117.0007
  • Dominguez Bohorquez, J., & Bouarfa, S. (2020). Table ronde - Quelle place pour l’irrigation en France et en Europe dans l’avenir ?. Sciences Eaux & Territoires, (34), 24-27. doi:10.14758/SET-REVUE.2020.5.04
  • Garrel, J., & Caboche, L. (2022). Eau de pluie : l’Espagne à la pointe pour lutter contre la sécheresse [reportage TV]. TF1. https://www.tf1info.fr/environnement-ecologie/video-secheresse-comment-les-espagnols-captent-l-eau-de-pluie-2228914.html
  • Hardin, G. J. (1968). The tragedy of the commons. Science, 162(3859), 1243-1248. doi:10.1126/science.162.3859.1243
  • Lacomme, R. (2022). À l’ombre des éoliennes. Métropolitiques., publié le 5 septembre 2022. https://metropolitiques.eu/A-l-ombre-des-eoliennes.html
  • Lasserre, F, & Descroix, L. (2011). Eaux et territoires, tensions, coopérations et géopolitiques de l’eau, 3e édition, Canada/Québec, Presses de l’Université du Québec, 490 p
  • Niedercorn, F. (2020). Caussade : la retenue d’eau qui sème la zizanie en Lot-et-Garonne. Les Échos, publié le 25 septembre 2020. https://www.lesechos.fr/pme-regions/nouvelle-aquitaine/caussade-la-retenue-deau-qui-seme-la-zizanie-en-lot-et-garonne-1248861
  • Ostrom, E. (2010). Gouvernance des biens communs. De Boeck Supérieur, 301 p.
  • Péchu, C. (2020). Répertoire d’action. Dans : Olivier Fillieule éd., Dictionnaire des mouvements sociaux, 2e édition mise à jour et augmentée (p. 495-502), Paris, Presses de Sciences Po. doi:10.3917/scpo.filli.2020.01.0495
  • Pellicier, J. (2019). Lac de Caussade en Lot-et-Garonne : une soirée sans note dissonante. Sud-Ouest, publié le 24 mai 2019. https://www.sudouest.fr/lot-et-garonne/pinel-hauterive/video-lac-de-caussade-en-lot-et-garonne-une-soiree-sans-note-dissonante-2594658.php
  • Subra, P. (2016). Chapitre 3. L’analyse des conflits d’aménagement : enjeux, acteurs, modes d’action, représentations. Dans : P. Subra, Géopolitique locale: Territoires, acteurs, conflits (p. 63-84), Paris, Armand Colin. doi:10.3917/arco.subra.2016.01.0063
  • Verbaere, I. (2019). Gestion de l’eau : comment éviter les conflits d’usages. La Gazette des Communes, publié le 22 mars 2019. https://www.lagazettedescommunes.com/613197/gestion-de-leau-comment-eviter-les-conflits-dusages/

Résumé

Notre article s’articule autour d’une réflexion sur les conflits d’usage de l’eau, un bien commun particulièrement précieux. L’accent est mis sur le lac de Caussade, bâti en 2019, pour lequel de multiples acteurs, agriculteurs, pouvoirs publics, associations écologistes se sont opposés lors de sa construction. À l’heure du conflit d’usage de l’eau très violent dans les Deux-Sèvres, nous avons voulu mettre en exergue la légalisation française et européenne en matière de lac collinaire et pris le cas du Lac de Caussade, situé dans le Lot-et-Garonne, un lac bâti illégalement par des agriculteurs. Au-delà de ce conflit finalement extrêmement local, ce sont des questionnements sur la place de l’eau en tant que bien commun et des nouveaux conflits d’usage entourant cette denrée de plus en plus rare et précieuse que cet article sous-tend.

Auteurs


Pauline BALMOT

pauline.balmot@sorbonne-nouvelle.fr

Pays : France


Inès YANDZA

Pays : France

Pièces jointes

Pas de document comlémentaire pour cet article

Statistiques de l'article

Vues: 7006

Téléchargements

PDF: 200

XML: 13