Évaluer les performances environnementales de scénarios d'aménagement d'irrigation dans un contexte de changement climatique – Apports de l’analyse du cycle de vie territoriale
Le changement climatique exerce une influence significative sur les performances environnementales des scénarios d’aménagement hydraulique pour l’irrigation des cultures. L'évaluation environnementale de ces scénarios, à l'aide de l'analyse du cycle de vie territoriale (ACV-T), permet d’identifier de potentiels compromis entre services rendus et impacts environnementaux. L'étude d'un cas d'étude fictif dans le Sud de la France, comparant des scénarios avec et sans projets d'irrigation, met en lumière ces compromis.
Introduction
L’agriculture doit faire face au double enjeu de réduire ses impacts sur l’environnement tout en s’adaptant aux changements globaux. Dans ce contexte, l’irrigation est souvent présentée comme une stratégie d’adaptation au changement climatique, et peut nécessiter la mise en place de grandes infrastructures pour sécuriser les apports en eau sur les territoires agricoles. Ces aménagements peuvent générer des impacts environnementaux conséquents, et il est nécessaire de mener une évaluation environnementale ex ante pour identifier les scénarios « sans regrets », minimisant les impacts tout en un maximisant les services rendus par ces aménagements sur l’ensemble de leur durée de vie. Cette évaluation peut être réalisée en mobilisant le cadre méthodologique de l’analyse du cycle de vie.
Qu’est-ce que l’analyse du cycle de vie (ACV), et comment est-ce adapté à l'évaluation environnementale des territoires ?
L’ACV est une méthode d’évaluation environnementale normalisée (ISO 14040 et 14044) et internationalement reconnue. Elle permet de quantifier les impacts environnementaux d’un produit ou d’un service selon une perspective cycle de vie (i.e., de l’extraction des matières premières à la gestion des déchets) et multicritères. Une quinzaine de catégories d’impacts environnementaux sont considérées et peuvent être regroupées en dommages sur trois aires de protection, qui sont la santé humaine, la qualité des écosystèmes et l’épuisement des ressources. Ces impacts sont quantifiés au regard d’un service rendu afin de comparer des alternatives sur la base d’une même référence, i.e. la fonction du système étudié.
Initialement conçue pour évaluer des systèmes à des échelles « micro », le cadre méthodologique de l’ACV a été adapté pour quantifier les performances environnementales des territoires, et de scénarios d’aménagement associés. Un territoire peut être défini comme une interface entre un espace géographique et un groupe de parties prenantes qui le gèrent, l’utilisent et le développent. Un territoire a pour principale caractéristique d’être un système multifonctionnel rendant un ensemble de services pouvant être regroupés en grandes fonctions (ex. : fonction résidentielle, économique ou culturelle). Afin de tenir compte de cette spécificité, une des principales adaptations de l’ACV territoriale (ACV-T) repose sur la quantification d’une éco-efficience pour un scénario d’aménagement donné, basée sur un ratio entre les services rendus par le scénario étudié et les impacts environnementaux générés. Appliquer l’ACV-T sur des scénarios d’aménagement permet d’identifier de potentiels transferts de pollution entre territoires, entre enjeux environnementaux et entre services rendus.
Quels apports de l’ACV territoriale pour comparer les performances environnementales de scénarios d’aménagement hydraulique ?
Le cadre de l’ACV-T a été appliqué sur un cas d’étude théorique, une zone agricole de 700 ha située dans le Sud de la France. L’étude menée dans le cadre d’une thèse (Rogy, 2023) avait pour objectif de comparer les performances environnementales de scénarios d’aménagement avec ou sans projet d’irrigation (figure 1). Dans le cas d’un aménagement hydraulique, deux infrastructures différentes ont été étudiées, un transfert interbassin et une retenue collinaire. Le transfert interbassin (TIB) consiste en une conduite principale de 100 km enterrée entre la station de pompage et la zone irriguée. La retenue collinaire, d’une superficie de 9 ha, est approvisionnée par les ressources en eau du bassin versant. L’apport de l’irrigation permet de diversifier les cultures présentes sur la zone agricole, et d’augmenter les rendements. La surface agricole sans irrigation est occupée à 50 % par de la vigne AOC (appellation d’origine contrôlée), 40 % de blé et 10 % de jachère. Avec irrigation, 10 % de la surface en vigne AOC est convertie en IGP (indication géographique protégée) avec des plus hauts rendements permis par l’irrigation (dépassant le cahier des charges de l’AOC), 30 % des surfaces sont désormais occupées par du maïs irrigué, 10 % par du blé irrigué, et le reste par de la jachère. Pour chacun des trois scénarios étudiés, plusieurs ratios d’éco-efficience sont quantifiés, correspondant à différents dommages environnementaux pour un même service rendu, ici la quantité totale de biomasse produite sur une année. En termes de dommages, il s’agit de ceux habituellement quantifiés en ACV, i.e. i) la santé humaine, ii) la qualité des écosystèmes et iii) l’épuisement des ressources fossiles et minérales.
Les résultats montrent que dans tous les cas, le scénario sans irrigation est moins performant que les scénarios basés sur l’implantation de projets hydrauliques. Les impacts environnementaux supplémentaires générés par ces projets sont compensés par une production plus importante de biomasse (figure 1). À noter que les étapes du cycle de vie de la production agricole hors irrigation contribuent de manière significative aux impacts environnementaux des scénarios étudiés, et que ceux générés par la mise en place de l’irrigation sont moindre sur toutes les catégories étudiées. Les résultats d’éco-efficience sont plus contrastés entre les deux scénarios avec irrigation. L'analyse du nexus eau-énergie-infrastructure
Cette étude fictive souligne l'intérêt de l’ACV territoriale pour éco-concevoir des scénarios d’aménagement. Elle permet d’apporter des éléments objectifs sur les compromis entre services rendus et impacts environnementaux générés par des scénarios d’aménagement territorial. La production de biomasse est utilisée pour illustrer l’intérêt du concept d’éco-efficience, et d’autres services notamment en lien avec l’économie peuvent être quantifiés. Pour identifier les scénarios « sans regret », et analyser l’opportunité même de construire des infrastructures à longue durée de vie, il est nécessaire d’intégrer des approches prospectives tenant compte de l’évolution de l’environnement. Dans le cadre d’aménagement hydraulique, les effets du changement climatique peuvent impacter les performances de projets sur le moyen-long terme, notamment sur des territoires agricoles.
Dans quelle mesure les effets du changement climatique affectent les performances environnementales des scénarios d’irrigation ?
Le changement climatique peut affecter les systèmes agricoles de différentes manières. La hausse des températures, la modification des régimes de pluie, ou l’augmentation des aléas climatiques (ex. : gel, grêle, ou vague de chaleur) peuvent par exemple impacter de manière significative les rendements agricoles. Il semble important de prendre en compte ces effets lors de l’évaluation environnementale de scénarios d’aménagement hydraulique reposant sur la mise en œuvre d'infrastructures à longue durée de vie (cinquante ans minimum) pour sécuriser les apports en eau de territoires agricoles. Une évaluation dynamique et prospective des performances environnementales d’un scénario d’irrigation dans un contexte de changement climatique permet ainsi d’analyser leur évolution, et de déterminer si les résultats d’une comparaison de scénarios d’aménagement avec ou sans infrastructure d’irrigation sont maintenus ou non dans le temps.
Dans cet objectif, un couplage innovant entre le modèle de croissance de culture AquaCrop
Les résultats présentés dans la figure 2 montrent tout d’abord que les performances environnementales d’un scénario sont affectées par le changement climatique, avec des effets plus ou moins marqués selon la catégorie d’impact sélectionnée.
Pour le scénario avec irrigation, les performances environnementales ont tendance à augmenter dans le temps pour les éco-efficiences quantifiées pour les catégories d’impact « changement climatique », « eutrophisation » et « utilisation des ressources minérales ». En absence de stress hydrique, les rendements augmentent en raison de l’augmentation de la concentration en CO2 dans l’atmosphère (fertilisation au CO2). Cette production accrue de biomasse permet de contrebalancer les impacts additionnels générés par les phases de construction et de fonctionnement du transfert interbassin. Pour ces mêmes catégories d’impact, la comparaison avec le scénario sans irrigation montre un faible écart en termes de performance environnementale au début de la simulation avec pour certaines années, des résultats meilleurs dans le cas du scénario sans irrigation du fait de précipitations abondantes. Cependant, les écarts ont tendance à se creuser au cours du temps au profit du scénario avec irrigation qui permet de limiter les baisses de rendement engendrées par une variabilité plus importante en termes de précipitations dans un contexte de changement climatique.
Pour d’autres catégories d’impacts comme la raréfaction des ressources en eau montrée dans la figure 2, l’augmentation des rendements permise par l’irrigation ne peut pas contrebalancer les impacts générés par la consommation d’eau, et le scénario sans irrigation est toujours le plus performant.
Ces premiers résultats permettent de démontrer l’importance d’adopter des démarches d’évaluation dynamiques et prospectives pour quantifier les performances environnementales de scénarios d’aménagement afin d’apporter des éléments objectifs en amont des processus de décisions sur les besoins de mettre en place de grands infrastructures sur les territoires. Le changement climatique est un des enjeux environnementaux majeurs à intégrer, mais d’autres effets seraient également à prendre en compte dans l’évolution des performances environnementales comme la raréfaction des ressources en eau
Note de l’auteur
Ces travaux sont issus de la thèse de Nicolas Rogy (2020-2023, soutenue le 14/12/2023 à l’Institut Agro de Montpellier : « Évaluer les performances environnementales de scénarios d’aménagement dans un contexte de changement climatique : application aux périmètres irrigués agricoles » : https://theses.fr/s303904
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Photo d’entête : Andrii Yalanskyi – Adobe Stock
Notes
- 1. L’expression de nexus désigne un ensemble d'idées, de concepts reliés entre eux et interconnectés.
- 2. https://www.fao.org/aquacrop/fr/
- 3. Organisation pour l'alimentation et l'agriculture.
Références
- Rogy, N. (2023). Évaluer les performances environnementales de scénarios d’aménagement dans un contexte de changement climatique : application aux périmètres irrigués agricoles (Thèse de doctorat). Institut Agro, Montpellier.
Résumé
L'irrigation est une des stratégies d’adaptation mise en avant face au changement climatique, mais elle repose sur des infrastructures qui peuvent générer des impacts environnementaux conséquents. L’analyse du cycle de vie territoriale (ACV-T) peut être mise en œuvre pour évaluer les performances environnementales de scénarios d'aménagement agricole en quantifiant leurs éco-efficience, c'est-à-dire des ratios entre services rendus et impacts générés. Une étude théorique sur une zone agricole en France montre l’intérêt de cette méthode pour apporter des éléments objectifs sur les performances environnementales de scénarios avec ou sans irrigation (en intégrant également les impacts de la production agricole). L’ACV-T permet d’identifier le scénario le plus performant et de potentiels transferts de pollution entre services rendus et impacts environnementaux. Pour aller plus loin, un couplage entre le modèle AquaCrop et l’ACV-T a été mis en œuvre pour analyser les effets du changement climatique sur les performances environnementales à moyen-long terme. Cette démarche d’évaluation prospective est nécessaire pour des décisions éclairées concernant les infrastructures à longue durée de vie.
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