Le diagnostic agraire : comprendre les trajectoires d’évolution de l’agriculture locale pour nourrir les prospectives sur l’eau à l’échelle territoriale
Mis en œuvre dans une dizaine de sous-bassins d’Adour-Garonne depuis 2019 dans le cadre de projets de territoire pour la gestion de l’eau, des diagnostics agraires ont permis d'analyser les dynamiques agricoles et d'expliciter le rôle central de l'irrigation dans l'évolution des systèmes de production. Cette approche systémique offre une compréhension partagée des enjeux agricoles et constitue une base solide pour envisager des solutions adaptées aux besoins des acteurs locaux.
Contexte
Depuis le milieu du vingtième siècle, l’irrigation dans le bassin Adour-Garonne a connu plusieurs phases d’évolution contrastées : après avoir connu une croissance rapide (plus de 5 % par an en moyenne entre 1970 et 1990, puis plus de 2 % jusqu'en 2000) les surfaces irrigables ont légèrement diminué avant de se stabiliser à partir de 2010 (DRAAF Occitanie, 2021)
Depuis 2019, des projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) se mettent en place en Adour-Garonne dans une trentaine de bassins de gestion. Cette démarche territoriale de concertation sur le partage et les usages de la ressource en eau est encouragée par l'État (Bisch, 2018 ; MTES et MAA, 2019)
Pour consolider ces démarches territoriales de concertation sur le partage et les usages de l’eau, la mission de 2022 (Fallon et Gitton, 2022) a mis en évidence la nécessité d'une compréhension partagée du territoire dans une première phase d'état des lieux et de diagnostic. Il s'agit de décrire « l'état du territoire et son évolution passée, sous l'angle de la ressource en eau, des milieux aquatiques, des usages et pratiques associées, des politiques mises en œuvre » (Fallon et Gitton, 2022). L'analyse critique de cet état des lieux et sa projection dans la durée, sur la base des tendances constatées sur le territoire, permet, sur la base d'un travail d'analyse objectif, d'effectuer un diagnostic qui cherche à expliquer « l'état du territoire en identifiant les causes et les processus physiques, écologiques, techniques et socio-économiques qui sous-tendent son évolution » (Fallon et Gitton, 2022). Pour réaliser ce diagnostic, une meilleure connaissance de l'agriculture locale à l’échelle du bassin hydrographique apparaît nécessaire. L'agriculture est en effet le plus souvent de loin la première utilisatrice de la ressource en eau au sein d'un territoire ; dans le contexte du changement climatique, un enjeu majeur pour l'agriculture est de parvenir à une utilisation de l'eau qui permette de sécuriser la production agricole tout en préservant – ou en retrouvant – l'équilibre des écosystèmes et en garantissant la satisfaction des autres usages.
Appréhender la diversité agricole d’un territoire, de manière diachronique, et comprendre la logique de fonctionnement des différents types d'exploitations agricoles afin de poser des hypothèses sur leurs perspectives d’évolution, en questionnant leur capacité d'adaptation face au changement climatique, est essentiel pour réfléchir au développement de ces territoires agricoles et à la place de l'eau dans ce développement. Cette connaissance est indispensable à la bonne compréhension des enjeux agricoles par l’ensemble des acteurs du bassin afin de garantir une assise solide de discussion au sein de ces démarches concertées : elle constitue la base de la mise en place d’une gouvernance partagée. De nombreux bassins font en effet face à des situations de déficit hydrologique important générant des arbitrages complexes et des désaccords politiques, parfois majeurs, menant à des situations de blocage ou de crispation de la part des différentes parties prenantes. L’agriculture est bien souvent l’une des thématiques clivantes et mérite un plus grand partage de connaissance concernant son évolution, sa situation actuelle et ses perspectives d'évolution. Ces connaissances doivent répondre aux attentes de toutes les parties prenantes sur les enjeux de l’agriculture, aujourd’hui et à venir.
Dans ce contexte, les chambres régionales d’agriculture Occitanie et Nouvelle-Aquitaine accompagnent les porteurs de démarches territoriales concertées autour de l’eau ainsi que les chambres d’agriculture impliquées dans ces démarches pour mieux expliquer les enjeux des usages de l’eau pour l’agriculture. L'appui consiste à réaliser un diagnostic agraire à l'échelle du bassin hydrologique, afin de comprendre les évolutions récentes et la situation présente de l’agriculture, ainsi que les problèmes auxquels elle est confrontée. Ce diagnostic est effectué avec la méthode développée par l’UFR
Les apports du cadre théorique de l’agriculture comparée aux démarches concertées sur l’eau
La nécessité d'une approche globale et systémique
L’agriculture d’une petite région agricole est un objet complexe, en constante évolution, qui nécessite pour être finement analysée et pouvoir formuler des pistes de développement adaptées, d’être appréhendée de manière systémique. Ce que font les agriculteurs dépend en effet des conditions écologiques dans lequel ils travaillent, de l'équipement dont ils disposent, mais aussi des conditions économiques, sociales et politiques qui s’exercent à l’échelle locale, régionale, nationale ou internationale et qui évoluent à des échelles de temps distinctes : conditions d’approvisionnement et de débouchés, prix des moyens de production et des produits agricoles, politiques publiques (prix agricoles, modalités d’accès au foncier, à l'eau, au crédit, à la main d’œuvre, politiques environnementales…) (Devienne, 2023). Les processus d’évolution des pratiques agricoles reposent sur les effets des politiques, programmes ou projets menés par les pouvoirs publics ou les collectivités mais également sur les transformations réalisées par les agriculteurs qui, selon les écosystèmes et les conditions socioéconomiques dans lesquels ils opèrent, sont amenés à modifier leurs pratiques. Dans un même territoire, toutes les exploitations ne fonctionnent pas de la même manière. L’approche systémique est nécessaire pour identifier les conditions qui permettraient aux différents types d’agriculteurs du territoire de mettre en œuvre des systèmes de production à la fois plus conformes à l’intérêt général et répondant à leur propre intérêt. Cela implique d'identifier de manière fine les éléments agroécologiques et socio-économiques qui influencent le choix, le fonctionnement et l'évolution des systèmes de production, et sur lesquels il est possible d’intervenir en priorité pour orienter les pratiques des agriculteurs et le devenir de leurs systèmes de production (Dufumier, 1996).
Si la nécessité d’une approche pluridisciplinaire à l’échelle d’un territoire a été mise en avant pour analyser les enjeux de l’irrigation et de l’agriculture (Perrier, 2005 ; Devienne et al., 2022), les approches systémiques font encore défaut pour appréhender la réalité agraire dans les territoires où les déficits quantitatifs en eau sont préoccupants.
Système agraire et système de production : la nécessaire articulation des échelles d'analyse
Pour développer une approche globale et pluridisciplinaire, à l’échelle locale, la démarche de l’agriculture comparée s’appuie sur le concept de système agraire (Mazoyer et Roudart, 1997). Ce concept permet de se représenter une réalité agraire comme un système complexe dans lequel les éléments écologiques, techniques, économiques et sociaux ne peuvent évoluer indépendamment les uns des autres. Le recours au concept de système agraire suppose néanmoins de préciser l’échelle pertinente de son application.
En ce qui concerne la gestion quantitative de l’eau, l’échelle de travail imposée par les pouvoirs publics aux porteurs de démarche territoriale est celle de l’unité d’organisation et de gestion de l’eau, qui répond donc à une logique de fonctionnement hydrologique (périmètre élémentaire, sous-bassin, bassin versant…). Le bassin hydrologique s’impose aujourd'hui comme le territoire de la gestion de l’eau et repose sur une reconnaissance institutionnelle et législative à l’échelle nationale depuis la loi sur l’eau de 1964, à l’échelle locale depuis celle de 1992 et à l’échelle européenne avec la directive cadre européenne de 2000 (Ghiotti, 2006).
Le bassin hydrologique ne constitue pas pour autant une échelle toujours pertinente pour analyser le rôle de l’eau dans la dynamique de l’agriculture du territoire et sa place au sein des systèmes de production agricoles. L'étude des transformations et du fonctionnement actuel d'un système agraire vise à comprendre à la fois comment et pourquoi évoluent l'écosystème cultivé et les différents types d'exploitations agricoles, conjointement avec les techniques et les conditions socioéconomiques. L'expression visuelle d'un système agraire est un paysage, qui lui est spécifique et prend place dans un environnement particulier : ce concept s'applique à un espace cohérent, qui comprend l'ensemble des unités paysagères agroécologiques au sein desquelles travaillent les agriculteurs, et homogène, sur le plan du milieu et d’un certain nombre de caractéristiques socio-économiques. Au sein de cet espace, il est possible d'étudier, toutes choses égales par ailleurs, les processus d'évolution et de différenciation des systèmes de production mis en œuvre par les agriculteurs, en appréhendant les éventuelles différences d'accès à l'eau et leurs conséquences, et d’évaluer et de comparer leurs performances techniques et économiques. La petite région agricole constitue ainsi une échelle privilégiée pour appréhender finement ces processus. Un bassin versant, défini par ses caractéristiques géomorphologiques et délimité par les lignes de partage des eaux, regroupe des espaces qui relèvent de l’amont – la tête de bassin versant – et des espaces de plus basse altitude à l’aval ; il comporte souvent une diversité de reliefs et de paysages, qui peuvent correspondre à différentes petites régions agricoles et donc à un, deux voire plusieurs systèmes agraires, selon l’organisation et le fonctionnement de l’agriculture qui y est pratiquée à un moment donné.
Au sein d'un même système agraire, les exploitations agricoles diffèrent selon la catégorie sociale à laquelle elles appartiennent et les ressources (gamme de superficie, type de terrains, accès à l'eau ; niveau d'équipement ; main-d'œuvre) dont elles disposent et sont ainsi amenées à fonctionner différemment. Le concept de système de production, défini à l'échelle de l'unité de production agricole, permet de regrouper les exploitations qui, avec des ressources comparables, mettent en œuvre une même combinaison de systèmes de culture (associations, rotations et itinéraires techniques de cultures) et de systèmes d’élevage (type de cheptel et de productions et modes de conduite).
Le diagnostic agraire, une méthode pour comprendre les enjeux de la gestion de l’eau à l’échelle territoriale
L’analyse-diagnostic, méthode développée par l’UFR d’agriculture comparée et de développement d’AgroParisTech (Mazoyer et Roudart, 1997 ; Dufumier, 1996 ; Cochet et Devienne, 2006), vise à replacer la situation actuelle de l’agriculture d’une région donnée dans le temps plus long des dynamiques actuelles et passées dont elle est le fruit.
Appliqué à la gestion de l’eau, le travail de diagnostic agraire s’attache à comprendre le rôle de l’irrigation dans l’évolution de l’agriculture et sa place dans les systèmes de production, en s’intéressant en particulier aux facteurs qui ont conduit aux modalités actuelles de répartition de l’eau entre les agriculteurs, notamment l’accès plus ou moins facile à une ressource inégalement disponible. Cette démarche repose sur un travail de terrain conséquent à l’échelle du sous-bassin étudié (environ 500 km2) et comprend de nombreux entretiens semi-directifs auprès des agriculteurs (à la retraite et en activité) et des acteurs du développement.
Le diagnostic agraire se déroule en trois étapes : la caractérisation du milieu dans lequel travaillent les agriculteurs, la compréhension des grandes transformations de l’agriculture et du paysage et enfin la comparaison des logiques de fonctionnement des différents systèmes de production présents aujourd’hui sur le territoire. Ce travail vise à expliquer l’hétérogénéité de conditions dans lesquelles travaillent les agriculteurs, de comprendre que le champ des possibles n’a pas été et n’est pas le même pour tous, afin d’entrevoir leurs perspectives d’évolution et tenter de mieux saisir les marges de manoeuvre des différents systèmes de production dans le cadre d'un partage de l’eau entre les différents acteurs. L’approche systémique est impérative pour comprendre l’équilibre des systèmes de production – que les agriculteurs irriguent ou non – et leurs marges de manœuvre à court et moyen terme, tant d’un point de vue technique, économique et social.
Comprendre l’organisation du paysage et la place de l’eau
La première étape du diagnostic agraire consiste à « lire » le paysage, le comprendre et le rendre intelligible à tous pour expliquer les conditions dans lesquels travaillent les agriculteurs. Décrypter le paysage consiste, à partir de son observation détaillée et ordonnée, voire de sa modélisation à l’aide d’un ou plusieurs transects, à en délimiter les différentes parties. Ces grands ensembles sont décrits du point de vue de la géologie du substrat, de la géomorphologie, de la nature pédologique des sols, de la disponibilité de la ressource en eau… De l’observation des usages et des pratiques sont déduites un certain nombre d’hypothèses sur le ou les modes d’exploitation de chacune de ces parties et sur les relations possibles entre ces différents espaces exploités (Cochet et al., 2007).
Dans le cas de l’exemple de la vallée l’Adour en amont d’Aire-sur-Adour (figure 1), la dualité de paysage est forte entre la large vallée alluviale, relativement plane, où la ressource en eau est plutôt abondante entre le cours d’eau et la nappe d’accompagnement, et les coteaux vallonnés du Madiranais avec des reliefs plus marqués, une hétérogénéité de sols plus forte et une ressource en eau plus limitée.
Cette connaissance fine des ensembles qui composent le paysage permet de mobiliser la statistique agricole pour éclairer au mieux la réalité du terrain. À titre d’illustration, la statistique agricole de la commune de Riscle (63 % d’irrigants, 47 % de la SAU
La reconstitution historique de la dynamique agraire pour éclairer la situation contemporaine et identifier les systèmes de production actuels
Dans un second temps, en s’appuyant sur cette analyse fonctionnelle du paysage, il s’agit de reconstituer les dynamiques agraires de la région en s’intéressant à la fois à l’évolution du mode d’exploitation du milieu, aux trajectoires d’évolution des systèmes de production ainsi qu’aux mécanismes de leur différenciation sociale. Il s’agit notamment de questionner l’évolution des usages de l’eau et l’accès à la ressource ainsi que son partage entre agriculteurs au cours du temps.
Ce travail s’appuie sur des entretiens approfondis avec les agriculteurs, notamment les plus âgés d’entre eux qui ont été acteurs des transformations de l’agriculture et ceux qui le sont encore aujourd’hui.
Cette phase du travail permet de comprendre les mécanismes à l’œuvre à deux échelles : au niveau de l’évolution de l’agriculture de la région et des paysages, pour donner les grandes tendances des évolutions, et au niveau des exploitations, au sein desquelles ces tendances se déclinent de manières différentes. À l’échelle de la région étudiée, ce travail permet de reconstituer l’évolution du paysage et, à travers lui, celle du mode d’exploitation et de reproduction de la fertilité de chacune des parties de l’écosystème cultivé. Il s’agit d’expliciter les causes et les conséquences de ces changements, et dans un second temps, de comprendre par qui et comment ils ont été mis en œuvre, pourquoi certains agriculteurs n’ont pas réalisé ces transformations, pourquoi d’autres ne l’ont fait que partiellement ou bien différemment. La caractérisation de trajectoires d’évolution communes à plusieurs exploitations disposant d’un accès semblable aux facteurs de production et présentant un fonctionnement technique similaire permet de reconstituer la différenciation des principaux types d’exploitations de la région et d’identifier les mécanismes à l’origine de cette différenciation (figure 2). L’accès à l’eau est un facteur de différenciation sociale qui a profondément marqué l’évolution de certains systèmes de production ; le travail d’analyse comparative conduit dans le Sud-Ouest a notamment montré que, si les exploitations qui ont pu investir dans l’irrigation sont celles qui avaient le plus de moyens au moment de l’investissement à la fin des années 1970 jusqu’au début des années 1990, l’accès à l’irrigation leur a permis de créer plus de richesse par unité de surface et de se maintenir sur une surface moins grande que les exploitations qui n’ont pas eu accès à l’irrigation (Devienne et al., 2022).
L’analyse des mécanismes de différenciation des systèmes de production conduit à l’identification des différents systèmes de production actuels et permet d’en bâtir une typologie. Cette identification porte aussi sur les systèmes de production « en voie de disparition » et ceux déjà disparus, dont les traces dans le paysage sont en train de s’estomper. La compréhension des causes et des mécanismes de leur disparition ainsi que ses conséquences sont souvent utiles pour comprendre comment les autres systèmes ont pu se transformer et être ce qu’ils sont aujourd’hui, et pour poser des hypothèses quant à leurs perspectives d’évolution (Cochet et al., 2007). Il s’agit également d’identifier l’émergence éventuelle de nouveaux systèmes de production et de comprendre les conditions qui ont permis ces évolutions ; une attention particulière est portée aux systèmes engagés dans la voie de l’agroécologie pour expliciter les raisons de leur changement de pratique, leur intérêt à ces évolutions et leur meilleure capacité de résilience au changement climatique. Si les agriculteurs qui mettent en œuvre ces systèmes irriguent, il s’agit de comprendre comment l’eau est mobilisée dans ces nouveaux systèmes et si l’agroécologie permet de réaliser des économies d'eau.
Dans la vallée de l'Adour amont gersois, les aménagements hydrauliques opérés par la Compagnie d'aménagement de coteaux de Gascogne au milieu des années 1970 ont permis à la majorité des agriculteurs d'accéder à l'irrigation sur la plus grande partie de leur superficie et de se lancer dans les cultures rémunératrices comme le maïs semence. Les plus grandes d'entre elles (plus de 100 ha) se spécialisent progressivement dans la culture de maïs, semence et grain, tandis qu'une partie des plus petites exploitations parvient, grâce au revenu permis par le maïs semence, à développer des cultures irriguées à forte valeur ajoutée comme le kiwi ou les asperges ou un élevage avicole hors-sol. La diminution des contrats de maïs semence à partir des années 1990 les conduit à se tourner vers la culture de légumes ou de semences potagères, pour laquelle la coopérative parvient à mettre en place des contrats grâce à la sécurité d'accès à l'eau. À partir de la fin des années 2000, le découplage des aides de la PAC
L'évolution est bien différente dans les coteaux du Madiranais où l'irrigation repose à partir de 1976 sur la construction individuelle de retenues collinaires. Peu d'exploitations y parviennent : en 1988, l'irrigation ne concerne que 10 % des exploitations agricoles et 8 % de la superficie. L'accès limité à l'eau ne permet pas d'accéder aux cultures contractuelles à forte valeur ajoutée : le maïs semence, à partir de la fin des années 1980, les légumes ou les semences potagères sont réservées à la vallée de l'Adour, où la ressource en eau est abondante. Les exploitations n'y irriguent donc que le maïs, destiné à la production de grain ou d'ensilage. La plupart des agriculteurs n'ont pas accès à l'eau : les possibilités d'accroître la valeur ajoutée par hectare sont peu nombreuses et se limitent à l'élevage avicole hors-sol ou à la production de vins d'appellation lorsqu'ils ont accès aux terroirs propices ; certains agriculteurs cherchent à s'agrandir dans la vallée de l'Adour voisine. Disparition des exploitations et concentration de la production se poursuivent à un rythme rapide.
La loi sur l'eau de 1992 fige les situations historiquement acquises. Dans la vallée de l'Adour, en 2020 l'irrigation concerne 82 % de la superficie et les trois quarts des exploitations, tandis que dans les coteaux du Madiranais elle demeure marginale, avec 13 % des exploitations et 8 % de la superficie.
Lier le fonctionnement technique et les performances économiques de chaque système de production
Basé sur la typologie des systèmes de production préalablement établie, un échantillonnage raisonné des unités de production est effectué pour appréhender la diversité des situations et favoriser la comparaison des logiques de fonctionnement et des résultats technico-économiques de ces différents systèmes. Près d’une cinquantaine d’entretiens semi-directifs permettent de recueillir le matériel nécessaire à la modélisation du fonctionnement technique de chaque système de production pour ensuite en évaluer les performances économiques en lien étroit avec le fonctionnement technique.
Lors des entretiens, il s’agit de comprendre comment les agriculteurs utilisent les ressources dont ils disposent afin de faire émerger la logique globale du fonctionnement de leur système de production et d’analyser en quoi elle diffère de celle des autres systèmes de production identifiés dans la région (Cochet et Devienne, 2006). Il s’agit notamment d’expliquer la place et le rôle de l’irrigation au sein des systèmes de production qui irriguent mais aussi d’expliciter comment fonctionnent ceux qui n’ont pas accès à l’eau. Le travail s’attache également à comprendre comment certains agriculteurs parviennent à mettre en œuvre des pratiques plus économes en intrants.
Chacun des systèmes de culture et systèmes d’élevage est caractérisé, modélisé et leurs interactions analysées afin de comprendre leurs relations de concurrence et de complémentarité et d’appréhender la logique de leur combinaison. Ce travail ouvre ainsi la voie à la caractérisation et à la modélisation du fonctionnement du système de production dans sa globalité.
La compréhension du fonctionnement technique de chaque système de production agricole, et notamment de ses impératifs, permet d’évaluer ses performances économiques, qui en dépendent. Les calculs économiques en retour éclairent certains aspects de ce fonctionnement pour comprendre pourquoi dans une même région les agriculteurs pratiquent des systèmes de production différents et poser des hypothèses quant aux perspectives d’évolution des exploitations.
Afin de rendre compte du fonctionnement du système de production, d’évaluer l’efficacité du travail des agriculteurs et de comparer les résultats des différents systèmes de production entre eux, l’approche retenue est celle de l’économie de production. Contrairement aux résultats comptables qui témoignent d’une logique fiscale, l’approche économique, basée sur le fonctionnement technique des systèmes de production, est centrée sur deux grandeurs économiques (figure 3) :
– la valeur ajoutée qui exprime la création de richesse résultant du fonctionnement du système ;
– le revenu agricole, résultant du processus de répartition de la valeur ajoutée.
Pour évaluer les performances économiques d’un système de production et les comparer avec ceux d’autres systèmes de production, il est également intéressant de rapporter les grandeurs économiques aux facteurs mobilisés dans le processus de production : à l’unité de surface pour comparer l’intensification du processus productif, à l’actif pour comparer la productivité du travail, au m3 d’eau utilisée pour comparer la valorisation économique de l’irrigation. Ces résultats économiques sont indispensables pour questionner la viabilité des exploitations mais aussi le maintien de l’emploi et d’un certain tissu rural dans les territoires.
Les résultats économiques montrent l'importance de l'irrigation pour la création de valeur ajoutée dans les systèmes de production. La faible rentabilité du maïs grain irrigué conduit les agriculteurs à rechercher dans la mesure du possible une meilleure valorisation de l'eau. Dans la vallée de l'Adour, les cultures contractuelles permettent de dégager une valeur ajoutée par hectare importante. Il s'agit néanmoins de cultures intensives en travail et leur importance dans l'assolement diminue avec l'augmentation de la surface des exploitations : de 60 % pour les plus petites à 10 % seulement pour les plus grandes (350-400 ha), les autres cultures irriguées étant essentiellement le maïs grain et dans une moindre mesure le soja. Les systèmes de production mis en œuvre dans les exploitations petites et moyennes valorisent donc mieux l'eau d'irrigation. Les cultures contractuelles combinées à une production à haute valeur ajoutée (élevage avicole hors-sol ou asperges) permet aux exploitations de se maintenir sur une plus petite surface (de 30 à 100 ha/actif) (figure 4). Les exploitations plus grandes sont spécialisées dans les grandes cultures : la valeur ajoutée par actif diminue avec la superficie parallèlement à la diminution de la part des cultures contractuelles dans l'assolement ; les subventions que perçoivent les exploitations les plus grandes dans le cadre de la PAC sont plus importantes et contribuent à l'obtention d'un revenu par actif familial plus élevé dans ces exploitations qui emploient le plus souvent un salarié.
Dans le Madiranais, où les surfaces irriguées sont peu étendues, la valeur ajoutée dégagée par actif est inférieure à celle des systèmes de production de la vallée de l'Adour. La petite surface irriguée joue néanmoins un rôle important dans la sécurisation de revenu agricole. La diminution de l'intérêt économique du maïs irrigué conduit aujourd'hui les agriculteurs, face au changement climatique, à se tourner de plus en plus vers une irrigation d'appoint sur les céréales à paille ou les oléagineux, voire sur la vigne. La viti-viniculture ou l'élevage hors-sol permettent aux exploitations de se maintenir, ou la reprise de terres dans la vallée de l'Adour qui leur ouvre l'accès aux cultures contractuelles. Les subventions publiques jouent un rôle déterminant pour le revenu des agriculteurs.
Quels apports de cette approche pour les démarches concertées sur l’eau ?
Mis en œuvre dans près d’une dizaine de sous-bassins d’Adour-Garonne depuis 2019, les diagnostics agraires ont permis d’avoir une meilleure compréhension de l’agriculture de ces territoires afin de discuter la place de l’irrigation et ses implications sur le plan économique, social et environnemental (CRAO et al., 2022)
Les retours d’expérience montrent que ce travail scientifique et rigoureux permet de mettre en lumière la diversité des conditions dans lesquelles travaillent les agriculteurs, l’évolution de l’agriculture locale et donc la diversité agricole actuelle d’un territoire. Retracer l’histoire agricole du territoire, en expliquant les raisons et les conséquences des transformations agraires, est un prérequis pour comprendre et expliquer la situation actuelle mais aussi nécessaire pour construire des scénarios de prospective. Face à la nécessité d’adapter rapidement les systèmes de production agricoles au changement climatique, le travail de comparaison entre les différentes régions étudiées a également permis de mettre en évidence dans quelles conditions l’accès à l’eau peut constituer un atout intéressant pour la transition agroécologique en élargissant le champ des cultures possibles et en sécurisant les productions (Devienne et al., 2022).
Les travaux conduits dans le cadre de PTGE ont montré que la meilleure compréhension des enjeux agricoles et du contexte dans lequel travaillent les agriculteurs apaisent la concertation. Pour que ce travail alimente de manière constructive le dialogue territorial, il est important qu’il réponde aux attentes de l’ensemble des acteurs du territoire afin que tous en partagent l’intérêt et s’impliquent dans sa réalisation, en premier lieu les agriculteurs. Lorsque l’ensemble des acteurs partagent les résultats de cette analyse, les fondations sont alors solides pour se projeter dans l’avenir, bâtir des scénarios de prospective et mettre en œuvre des actions concrètes et réalistes. À l’heure où il s’agit de favoriser l’adoption de processus de production adaptés aux écosystèmes, économes en eau et résilients face au changement climatique, la connaissance des réalités agraires apparait plus que jamais indispensable.
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Photo d’entête : © hcast (Adobe Stock)
Notes
- 1. DRAAF : direction régionale de l'alimentation, de l'agriculture et de la forêt.
- 2. Site internet de l'Agence de l'eau Adour-Garonne, moyennes 2003-2020.
- 3. GIEC : groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat ; IPCC (en anglais) : Intergovernmental Panel on Climate Change.
- 4. MTES : ministère de la Transition écologique et solidaire ; MAA : ministère de l'Agriculture et de l'Alimentation.
- 5. MTECT : ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires ; MASA : ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire.
- 6. UFR : unité de formation et de recherche.
- 7. SAU : surface agricole utilisée.
- 8. Politique agricole commune.
- 9. CRAO : Chambre régionale d’agriculture d’Occitanie.
Références
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Résumé
L’expansion de l’irrigation dans le Bassin Adour-Garonne a conduit à un déséquilibre croissant entre usages et ressources en eau, amplifié par le changement climatique. Depuis 2019, les projets de territoire pour la gestion de l’eau (PTGE) sont déployés dans certains territoires pour parvenir à un équilibre durable entre les besoins et les ressources disponibles. Pour appuyer ces démarches territoriales, une compréhension approfondie et partagée du territoire est essentielle dès la phase de diagnostic. Elle doit nécessairement se fonder sur une meilleure connaissance de l’agriculture, premier utilisateur de l’eau et source fréquente de tensions. La méthode systémique du diagnostic agraire, développée par l’unité de formation et de recherche d’agriculture comparée d’AgroParisTech, a été mise en œuvre à cet effet dans plusieurs territoires. Elle permet de comprendre les dynamiques d’évolution de l'écosystème cultivé et des systèmes de production agricole, en explicitant le rôle de l’irrigation, qui ont conduit à la situation actuelle, et d'étudier le fonctionnement technique et économique des différents systèmes de production actuels. Ce travail a permis d'éclairer l’importance de l’irrigation dans le maintien des exploitations agricoles. La meilleure compréhension de l’agriculture locale et des enjeux auxquels elle est confrontée aujourd'hui permet d'établir une base solide pour co-construire des scénarios prospectifs pour le territoire.
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