Poissons migrateurs amphihalins, espèces diadromes : de quoi parle-t-on ?
Les poissons migrateurs amphihalins ont accompagné depuis des siècles l’établissement des sociétés humaines. Ces espèces ont fait très tôt l’objet d’une exploitation par la pêche et ont eu une grande importance comme ressource alimentaire. Depuis près d’un siècle, on essaye de gérer au mieux leurs populations déclinantes et les transitions socio-économiques que cela entraine. Mais pour gagner en efficacité, ne serait-il pas temps de préciser de quelles espèces il s’agit ?
Introduction
« Que sont ces voyageurs du monde aquatique, que l'on voit apparaître par bancs et disparaître à des époques fixes, se montrer un temps, puis partir sans retour jusqu'à l'année d'après ? D'où viennent-ils et dans quel but se déplacer ainsi ? Qui les pousse et les conduit ? Pourra-t-on toujours puiser en eux sans réserve un aliment dont nous profitons ?», Louis Roule (1922).
Ces interrogations posées il y a plus d’un siècle par Louis Roule dans l’introduction de son ouvrage « Les poissons migrateurs leur vie et leur pêche » (Roule, 1922) avaient déjà esquissé une première réflexion sur l’importance et les mystères des poissons migrateurs amphihalins. Aujourd’hui, que pouvons-nous ajouter à ces observations pertinentes ? Dans cet article, nous nous proposons de clarifier la définition des poissons migrateurs amphihalins en nous appuyant sur des travaux anciens et récents ainsi que sur des réflexions personnelles sur cette thématique.
Cette revisite des définitions a pour objectif d’apporter un éclairage renouvelé sur la gestion des espèces bien connues et d’aider à l’identification des espèces ayant jusqu’à présent peu bénéficié d’attention, notamment dans un contexte d’érosion rapide de la biodiversité.
Il s’agit d’une première approche qui devra être complétée par une analyse plus fine visant à qualifier plus précisément les différentes espèces vis-à-vis des critères présentés dans cette note. Ceci nécessitera de rentrer dans le détail de ce que l’on connait de l’écologie des différentes espèces.
Enfin, si cette note ne traite que le cas des poissons migrateurs amphihalins, il convient de mentionner qu’il existe également des crustacés migrateurs amphihalins et même quelques mollusques migrateurs amphihalins. Les réflexions menées ici sur les poissons pourraient éventuellement leur être transposées.
Qui sont-ils ?
À partir des travaux de clarification de George Myers (Myers, 1949) largement repris et approfondis par Robert McDowall (Mcdowall, 1992, 1997), on peut identifier différents critères que nous allons passer en revue et dont la combinaison permet de définir et caractériser plus ou moins précisément une espèce de poisson comme migratrice amphihaline. Les trois premiers nous semblent indispensables, le quatrième présente visiblement plus de variabilité selon les espèces, enfin, le cinquième est compliqué à évaluer pour les espèces se reproduisant en mer et est probablement également très variable selon les espèces.
Premier critère : la migration
Le premier élément, la migration, est un processus largement répandu dans le monde animal. Dans son ouvrage de 1931, Walter Heape (Heape, 1931) précise les choses en distinguant clairement :
– la migration qui implique des mouvements saisonniers aller-retour de grande ampleur ;
– l’émigration caractérisée par des mouvements de grande ampleur sans retour ;
– et le nomadisme, qui correspond à l’errance plus ou moins sans but et sans habitat de rattachement.
Deuxième critère : le passage dans des habitats de salinité différente
Ce terme « amphihalin » est apparu dans un article de Maurice Fontaine (Fontaine, 1976). Étymologiquement, « amphi » en grec veut dire « de chaque côté » et « halin » « qui a rapport au sel ». Il qualifie donc des migrations entre deux milieux de salinité différente, ou plus simplement entre l’eau douce et l’eau de mer. De fait, il s’agit bien d’un équivalent du terme « diadromous » (francisé en diadrome) proposé par George S. Myers (Myers, 1949), qui étymologiquement signifie « courir à travers ». Le terme « amphihalin », principalement employé au sein de la communauté francophone, fait explicitement référence à la différence de salinité et implicitement au mécanisme de régulation osmotique (maintien de la pression osmotique du milieu interne par rapport au milieu ambiant), là où « diadromous », très répandu dans la littérature scientifique anglophone se focalise sur le déplacement.
Il reste à définir à quel point les habitats doivent être d’une salinité différente. Pour les espèces évoluant en Atlantique Nord-Est ou en Méditerranée occidentale, les choses sont claires, avec de l’eau douce à moins de 1 de salinité et de l’eau de mer entre 35 et 38.
L’osmorégulation est un mécanisme physiologique qui permet à un organisme diadrome de s'adapter au passage d'un milieu eau douce à un milieu salé et inversement en modulant sa pression osmotique par rapport à celle de son milieu environnant. Ainsi, chez les poissons strictement marins, la pression osmotique du milieu interne est bien plus faible que celle du milieu extérieur, ce qui se traduit par une sortie de l’eau de l’organisme par osmose et une entrée d’ions par diffusion passive. Le poisson doit donc compenser en « buvant » beaucoup d’eau. À l’inverse, pour les poissons d’eau douce, la pression osmotique du milieu interne est plus forte que celle du milieu extérieur, ce qui entraîne une entrée massive d’eau surtout par les branchies. L’équilibre osmotique est rétabli par les reins qui excrète une urine très diluée. Pour clarifier le propos, nous proposons de ne considérer comme espèce amphihaline qu’une espèce qui migre en transitant dans un milieu de salinité isotonique (10) par rapport au milieu interne d’un poisson (> 8-10 pour un poisson d’eau douce, < 10-12 pour un poisson marin). Nous pouvons ainsi considérer, comme amphihalines, les espèces que l’on trouve dans des mers peu salées comme les Mers Noire (autour de 17 en surface) et Caspienne (autour de 12), mais cela soulève de fortes interrogations sur la mer Baltique (entre 3 et 10).
Lors des réunions préalables à une proposition de réseau d’excellence autour des poissons migrateurs le statut de migrateurs amphihalins avaient été discuté pour deux espèces : le sandre Sander lucioperca et de l’épinoche Gasterosteus aculeatus. Dans les deux cas, la proposition était argumentée avec des exemples concernant des fleuves se jetant dans la Mer Baltique. Plus récemment il a été proposé de considérer la perche Perca fluviatilis comme une espèce migratrice amphihaline, là encore à partir d’exemples en Baltique. Il convient donc de faire la distinction entre les espèces euryhalines et amphihalines ; les espèces euryhalines tolèrent une large gamme de salinité, sans nécessairement effectuer de déplacements, alors que les amphihalins mettent en place des changements physiologiques conséquents pour s’adapter à différents niveaux de salinité du milieu à des stades de vie particulier de leur cycle biologique (ex. : smoltification chez les salmonidés, argenture chez les anguilles, et métamorphose chez les lamproies). Compte tenu de ce constat, il serait plus juste de considérer les trois espèces évoquées plus haut non pas comme des diadromes mais plutôt les qualifier de semi-diadromes, ou comme euryhalines à certaines périodes de leur cycle biologique.
Maintenant que le caractère amphihalin (ou la diadromie) a été défini précisément, nous pouvons en identifier plusieurs types. L’école anglo-saxonne, en se focalisant sur la direction de la migration de reproduction, considère :
– des espèces catadromes dont la migration de reproduction est orientée vers l’aval
– des espèces anadromes dont la migration de reproduction est orientée vers l’amont
– des espèces amphidromes pour qui le retour dans leur habitat de naissance n’est pas lié directement à la reproduction, en d’autres termes qui continuent à grandir une fois revenues dans leur habitat de naissance. On distingue des amphidromes marins qui se reproduisent en mer et des amphidromes d’eau douce qui se reproduisent en rivière.
L’école francophone se base quant à elle sur le lieu de reproduction pour identifier :
– les thalassotoques
– les potamotoques
Il est à noter que l’amphidromie fait encore l’objet de débats ; on assiste actuellement à un emploi abusif du terme appliqué à des espèces qui réalisent des déplacements opportunistes (indépendants de la reproduction) entre des habitats de salinité différente. Il serait plus correct de parler alors d’espèces euryhalines dont la définition a été évoquée précédemment.
Troisième critère : le stade de développement particulier
La troisième règle se retrouve dans la description des cycles de vie où sont identifiés des stades associés à des migrations : en particulier smolt pour la dévalaison chez le saumon et les lamproies marine et fluviale, saumon de première remontée pour la montaison des saumons, ou encore civelle pour la montaison et anguille argentée pour la dévalaison des anguilles. L’identification de ces stades caractéristiques de développement est facilitée quand les migrations s’accompagnent de changements morphologiques et comportementaux visibles (ex. : smolt de salmonidés, anguille argentée) ou d’une métamorphose (ex. : lamproies, bichique). Cela est moins visible extérieurement pour les aloses ou les esturgeons par exemple, pour lesquels le passage de l’état larvaire à juvénile intervient avant la migration. Dans tous les cas, le passage de l’eau douce à l’eau de mer et inversement impose la mise en place d’un mécanisme d’osmorégulation. Pour les migrations de reproduction, c’est l’âge à la première maturité qui détermine ce comportement.
Quatrième critère : la saisonnalité
Le quatrième critère est souvent facile à constater pour les stades qui font l’objet d’une exploitation, à savoir les adultes en migration de reproduction (saumon, esturgeon, anguille argentée, alose...), mais également parfois des stade juvéniles (civelle d’anguille, bichique). Ainsi la grande alose Alosa alosa s’appelle Maifisch en Allemagne et Mayfish en Angleterre, soit « poisson de mai » ce qui indique clairement le pic de sa migration dans les eaux douces de ces pays. La pêche des esturgeons en migration de reproduction dans le Guadalquivir avait principalement lieu de mi-mars à mi-avril. La période de dévalaison des anguilles argentées a également été bien identifiée, même si elle est largement modulée par les conditions environnementales locales (latitude + contexte environnemental local + aménagement des cours d'eau) (Durif et al., 2008). Depuis Berg (Berg, 1959), on sait que de nombreuses espèces potamotoques peuvent présenter plusieurs périodes de migration vers leurs zones de reproduction en eau douce. Ainsi le saumon Atlantique, selon la durée de son séjour marin, remonte les fleuves au printemps pour les poissons ayant passé plusieurs hivers en mer, ou en juin-juillet pour ceux ayant passé un seul hiver en mer (Baglinière et Porcher, 1994).
Ces migrations à des dates prévisibles reflètent l’influence de facteurs environnementaux qui synchronisent ces comportements. Parmi ces facteurs environnementaux, certains sont peu susceptibles d’évoluer, comme la durée du jour, d’autres comme les températures de l’eau de mer et des rivières, ou le débit des rivières (Keefer et al., 2008) sont plus variables d’une année à l’autre et susceptibles d’une forte évolution avec le changement climatique. Ce qui est le cas actuellement du saumon atlantique à nos latitudes.
Cinquième critère : le caractère obligatoire des migrations
Le cinquième critère est certainement le plus problématique, s’agit-il d’un attribut de l’espèce, de la population, ou de l’individu ? En fait, pour un grand nombre de ces espèces, la diadromie n’est pas stricte mais peut être facultative traduisant une plasticité phénotypique du comportement migratoire. Le meilleur exemple est celui de la truite commune Salmo trutta qui peut être présente dans un cours d’eau de la façade Manche-Atlantique sous deux formes biologiques, rivière (sédentaire) et mer (migratrice amphihaline), non différenciables génétiquement. Ces truites de mer, nées en rivière vont grossir en mer après smoltification et revenir se reproduire en eau douce.
La question s’est posée récemment concernant le mulet porc Chelon ramada. Physiologiquement il est établi que des individus de cette espèce peuvent migrer et rester longtemps en eau douce, y compris en hiver. Pour autant il est probable qu’une partie des mulets porcs effectue toute leur vie en mer, mais ce n’est ni plus ni moins ce qu’on observe pour l’anguille, dont étonnamment personne ne conteste le statut de migrateur amphihalin.
Nous considérons ici qu’une population est migratrice amphihaline dès l’instant où une partie de ses individus adopte une tactique de diadromie (au sens des quatre premiers critères). De même une espèce est considérée comme migratrice amphihaline, si au moins une population peut être qualifiée comme telle. Néanmoins, avec les exemples évoqués plus haut, il est évident que pour une espèce donnée, ou au sein même d’une population, la migration peut être une stratégie conditionnelle correspondant à l’expression, par un même génotype, de différentes tactiques (ou phénotypes) en réponse à des conditions environnementales ou physiologiques contrastées, qui doivent rester avantageuses en termes de fitness ou de succès reproducteur.
Comment les identifier ?
Par ordre décroissant de validité d’assignation au statut de poisson migrateur amphihalin, nous pouvons notamment citer :
Analyse rétrospective des structures calcifiées
Les otolithes chez les poissons, comme les statolithes chez les lamproies, enregistrent de façon pérenne certaines des caractéristiques de l’environnement vécu par le poisson. Dès que les méthodes analytiques ont été mises au point, ces structures ont été utilisées pour mettre en évidence les périodes passées en eau douce et en eau de mer (Arai et Miyazaki, 2001) et donc valider le statut de poisson migrateur amphihalin. Par la suite, des méthodes plus précises, permettant de faire un lien entre un moment de la vie de l’animal et les caractéristiques de l’environnement ont mis en évidence pour certaines espèces, des patrons plus complexes avec des périodes d’alternance entre l’eau douce et la mer (Limburg, 1998) et pour certaines espèces catadromes comme les anguilles, l’existence d’individus résidant en mer (Kotake et al., 2003). Bien que très peu développée, la microchimie à partir des écailles a également été utilisée pour distinguer les formes marine et rivière de la truite. Chez certaines espèces de salmonidés, l’examen de l’écaille permet de savoir si le poisson est un diadrome. En effet, il apparaît sur l’écaille deux patrons de croissance différents.
Répartition spatiale des stades de vie
A priori, les très jeunes stades peuvent être observés à proximité des zones de reproduction, alors que les immatures et les reproducteurs (en dehors de la période de reproduction) sont dans un autre milieu. Par exemple, les larves ammocètes de lamproies sont dans des terriers en rivière alors que les immatures sont en mer ; les jeunes alosons restent quelques mois en eau douce alors que les immatures sont en mer. On peut également citer le cas de l’anguille où la répartition de la taille des larves leptocéphales dans l’Océan Atlantique a permis d’identifier la zone de reproduction dans la Mer des Sargasses et la colonisation des rivières des façades européennes, confirmant son caractère thalassotoque.
Suivi des déplacements par télémétrie
À partir de marques installées sur les poissons, on peut suivre le déplacement des individus. Toutefois, malgré la miniaturisation des dispositifs, ce sont le plus souvent des individus relativement grands qui peuvent être équipés. Placé sur des géniteurs, ce type de dispositif permet de caractériser leurs déplacements et leurs migrations de reproduction et ainsi de localiser les zones de frayères et de valider leur statut de migrateur amphihalin.
Observation des flux de géniteurs et de juvéniles
Dans le même esprit, il s’agit d’observer le passage d’individus au niveau de dispositifs fixes, en particulier les systèmes de comptage installés au niveau des barrages. Cela permet le plus souvent de déterminer la classe de taille des poissons et le sens de la migration. Par contre, à moins de se situer très près de la mer (ex. : barrages d’Arzal sur la Vilaine et du moulin des princes sur le Scorff), il n’est pas toujours possible d’estimer l’ampleur de la migration et donc de démontrer l’utilisation successive d’habitats d’eau douce et marin dans le cycle biologique de l’espèce. Des expérimentations en milieu contrôlé permettent d’identifier les périodes du cycle de vie où cette transition est possible au moins pour les jeunes stades (Zydlewski et Wilkie, 2012).
Analogie avec des espèces phylogénétiquement proches
Il est assez fréquent de généraliser les connaissances écologiques d’une espèce bien documentée à l’ensemble des espèces de la même famille. C’est le cas, par exemple des anguilles qui sont toutes a priori considérées comme catadromes et des gobies qui sont a priori majoritairement considérés comme amphidromes. C’est souvent le cas quand on décrit une nouvelle espèce où dans un premier temps on ne dispose que de sa position dans la systématique. Pour autant, cela reste à valider par d’autres moyens.
Couramment admis
C’est ce qui est parfois mentionné dans la littérature scientifique, sans citer de références qui pourraient effectivement justifier l‘assignation à une catégorie de diadromie.
Combien sont-ils ?
Le catalogue Eschmeyer
Une première liste mondiale de poissons migrateurs amphihalins, établie par un chercheur néo-zélandais Robert McDowall en 1988, recensait un peu plus de deux cents espèces (McDowall, 1988). Si nous interrogeons aujourd’hui la base de données sur les poissons du monde, Fishbase, ce sont plus de sept cents espèces qui sont identifiées comme telles. Et si nous synthétisons une cinquantaine de listes publiées dans la littérature scientifique, presque mille espèces seraient considérées. Pour autant, ce recensement reste fragile. D’une part, il surestime vraisemblablement certains types, en particulier les espèces amphidromes qui sont parfois plutôt des espèces euryhalines. Mais d’autre part, le nombre des espèces migratrices amphihalines peut être également sous-estimé puisque l’écologie de beaucoup d’espèces reste mal connue, voire inconnue.
Ce serait donc seulement environ 3 % des espèces de poissons qui pourraient être considérées comme migratrices amphihalines, avec deux fois plus d’espèces anadromes que d’espèces catadromes et deux fois plus d’amphidromes que d’anadromes.
Pour la France, nous proposons une liste des espèces migratrices amphihalines (encadré 1), en combinant les occurrences des poissons autochtones dans les bassins versants de France métropolitaine et des territoires ultramarins avec une liste d'espèces qui peuvent être considérées comme amphihalines. Les occurrences de poissons sont issues de la base mondiale des poissons d'eau douce (Tedesco et al., 2017), augmentée des listes des poissons amphihalins des départements d’outre-mer insulaires (Tabouret, 2012), de Guyane (Tabouret, 2013), de Saint-Pierre-et-Miquelon (Denys et al., 2022) et de quelques espèces mentionnées dans le projet de plan national en faveur des migrateurs amphihalins (OFB, 2022). La liste des poissons migrateurs repose quant à elle sur une synthèse mondiale de plus de cinquante listes faunistiques avec mention de la diadromie. Le type de diadromie retenu dans l’encadré 1 est celui le plus fréquemment associé à l’espèce. Certains classements sont toutefois discutables au regard des critères présentés dans cette note et ont fait l’objet d’une première évaluation à dire d’expert. Par ailleurs, il est peu probable que cette liste soit exhaustive compte tenu des connaissances limitées de l’écologie de nombreuses espèces, particulièrement celles vivant dans les territoires ultra-marins. Ce travail de compilation devra être poursuivi et affiné.
Sur un ensemble de cent-vingt-deux espèces parfois mentionnées dans la littérature comme amphihalines et présentes sur le territoire national (soit environ 15 % des poissons considérés comme migrateurs amphihalins à l’échelle mondiale) :
– trente-deux reposent sur une littérature scientifique abondante et consensuelle et sont a priori considérées comme valides (quinze catadromes, quatorze anadromes et trois amphidromes) ;
– quatre-vingt sont considérées comme telles sans pour autant avoir fait l’objet d’une analyse précise de notre part (soixante-trois amphidromes, treize catadromes et quatre anadromes)
– pour dix d’entre elles, il y a des divergences dans la littérature scientifique concernant leur diadromie et leur statut nous semble devoir être questionné (cinq catadromes, trois anadromes et deux amphidromes).
Quels enjeux ?
Au-delà de leur valeur d’existence, on présente souvent les espèces migratrices amphihalines comme des espèces « étendard » puisqu’il est facile de communiquer sur ces espèces, du fait de leur forte valeur économique et symbolique. Elles sont aussi parfois considérées comme des espèces « parapluie », à savoir que leur prise en compte permet de s’intéresser également aux autres espèces et compartiments de l’écosystème (Simberloff, 1998). Enfin, dans quelques cas, ce sont effectivement des espèces « clef de voûte » et leur éventuelle disparition entraînerait une forte modification de l’écosystème.
Au niveau national, pour la gestion de leur exploitation, notamment entre la mer et les eaux douces, des comités de gestion des poissons migrateurs COGEPOMIs ont été créés à l’échelle des bassins versants métropolitains. Pour autant, seulement une partie des poissons migrateurs amphihalins présents en France métropolitaine sont concernés (encadré 2). N’y figurent que des espèces exploitées par la pêche commerciale (aloses, lamproies, anguille européenne) ou intéressant les pêcheurs aux lignes (saumon Atlantique, truite de mer)
Décret n° 94-157 du 16 février 1994 (désormais codifié au R436-44 et suivants du code de l’environnement) relatif à la pêche des poissons appartenant aux espèces vivant alternativement dans les eaux douces et dans les eaux salées : Saumon atlantique, Salmo salar ; Grande alose, Alosa alosa ; Alose feinte, Alosa fallax ; Lamproie marine, Petromyzon marinus ; Lamproie de rivière, Lampetra fluviatilis ; Anguille européenne, Anguilla anguilla ; Truite de mer, Salmo trutta, f. trutta.
Au niveau supranational, la diversité des migrateurs amphihalins à l’échelle mondiale, leur répartition sur l’ensemble des continents, et leur caractère migratoire transfrontalier imposent la mise en place d’un cadre conceptuel cohérent pour une gouvernance intégrée et transfrontalière pour les espèces répondant aux définitions de migrateurs amphihalins, s’inspirant de ce qui a pu être fait pour le saumon et l’anguille en Europe. La Convention sur la conservation des espèces migratrices appartenant à la faune sauvage (https://www.cms.int/fr) y contribue partiellement.
Conclusion
Les histoires de vie des poissons migrateurs amphihalins s’avèrent plus diverses que ce qu’on imagine généralement, même pour des espèces aussi emblématiques que le saumon et l’anguille. Les terminologies française et anglo-saxonne ne sont pas basées sur les mêmes concepts, ce qui peut induire des confusions, notamment en ce qui concerne les espèces amphidromes. L’utilisation régulière de milieux de salinité différente, tout en respectant les quatre premiers critères décrits dans cette note, au moins par certains individus de l’espèce, suffit pour que nous considérions l’espèce comme migratrice amphihaline. On dispose aujourd’hui d’outils permettant de statuer sur le fait qu’une espèce soit migratrice amphihaline ou pas, cela nécessite toutefois des suivis dédiés sur le long terme, voire des expérimentations in situ ou en laboratoire. Bien que de nombreuses recherches se soient concentrées sur cette notion de migration amphihaline chez les poissons, il subsiste des questions relativement fondamentales pour lesquelles la généralisation s’avère difficile comme par exemple ce qui déclenche les migrations, les mécanismes d’orientation et de homing
Ce travail est une première approche qui devra se poursuivre en confrontant les différentes espèces mentionnées ici aux critères que nous avons présentés, éventuellement précisés.
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Denys, G. P. J., Daszkiewicz, P., Urtizberea, F. & Bernatchez, L. (2022). Diadromous fishes from Saint-Pierre and Miquelon archipelago: diagnoses, taxonomy, nomenclature and distribution. Cybium, 46(4), 385-413. https://doi.org/10.26028/cybium/2022-464-006
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Tabouret, H. (2013). Les poissons migrateurs amphihalins des départements d’outremer : état des lieux. Partie 1 : Synthèse générale sur la Guyane. ONEMA MNHN.
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Remerciements
Un grand merci aux collègues qui ont bien voulu relire des versions précédentes de ce manuscrit et qui par leur commentaires et suggestions nous ont permis de l’améliorer.
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Photo d’entête : © Rostislav (Adobe Stock)
Notes
- 1. Littéralement « courir vers le bas ».
- 2. Littéralement « courir vers le haut ».
- 3. Littéralement « qui accouchent en mer ».
- 4. Littéralement « qui accouchent près de la source ».
- 5. https://researcharchive.calacademy.org/research/ichthyology/catalog/fishcatmain.asp
- 6. On peut s’interroger sur la présence de la truite de mer dans ce décret, on parle là d’individus migrateurs amphihalins, sauf à ne considérer que l’exploitation, il aurait plus pertinent de considérer les populations de truites pour lesquelles il existe des formes migratrices.
- 7. Terme signifiant le retour des poissons vers leur lieu de naissance pour s’y reproduire.
Références
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Résumé
Basé sur une analyse approfondie de la littérature internationale sur le sujet, cette note expose et illustre avec des exemples français cinq critères dont les différentes combinaisons permettent de qualifier une espèce de migratrice amphihaline. Une première liste des espèces susceptibles de pouvoir être considérées ainsi est proposée pour la métropole et les outremers. Enfin, les principales approches permettant de valider ces critères sont présentées brièvement. Ce travail devra se poursuivre en confrontant les différentes espèces mentionnées ici à ces critères éventuellement précisés.
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