Perception et gestion par les agriculteurs de la biodiversité fonctionnelle dans les vergers à pomme en agriculture biologique
Chapeau
Beaucoup d’agriculteurs restent sceptiques vis-à-vis des bénéfices rendus par la biodiversité pour la régulation des ravageurs ; ils sont pourtant nombreux à mettre en place diverses techniques censées favoriser les auxiliaires, sans réelle évaluation de leurs effets. Pour combler ce manque, les auteurs de cet article ont mis en œuvre une approche globale combinant des entretiens semi-directifs et des ateliers participatifs menés en France et en Europe. Leur analyse a permis de décrire finement les pratiques et la perception des agriculteurs vis-à-vis de la biodiversité fonctionnelle et de concevoir des méthodes de suivi faciles à tester pour mieux évaluer et ajuster leurs pratiques.
Introduction
Favoriser la biodiversité fonctionnelle
Matériel et méthodes
Nous avons combiné trois approches différentes. Nous avons tout d’abord réalisé des enquêtes exploratoires sous la forme d’entretiens semi-directifs auprès de onze conseillers en production fruitière et dix-neuf agriculteurs des différentes régions françaises de production fruitière. L’enjeu était de comprendre leurs perceptions et usages de la biodiversité fonctionnelle.
Ensuite, nous avons réalisé des entretiens dans huit pays européens pour (i) décrire les pratiques des agriculteurs, (ii) mieux comprendre leurs perceptions et les valeurs associées à la biodiversité fonctionnelle, et (iii) identifier les facteurs potentiels de leur (non-)adoption (Penvern et al., 2019). Des questionnaires communs en anglais ont été conçus et des entretiens ont été réalisés par chaque partenaire européen dans la langue maternelle des parties prenantes, soit par téléphone, soit en face à face, pour un total de cinquante-cinq entretiens avec des conseillers et cent-vingt-cinq entretiens avec des agriculteurs. L'échantillon d'agriculteurs ciblait les responsables d'exploitation ou chefs d'équipe (et non les ouvriers agricoles), ayant tout ou partie de leur domaine en agriculture biologique et dont au moins 50 % du verger était consacré aux pommiers. Afin de décrire le plus grand nombre de situations possibles, l'échantillon comprenait également quelques agriculteurs engagés dans la production intégrée (11 %), des agriculteurs plus ou moins expérimentés en production fruitière et en agriculture biologique, et des agriculteurs plus ou moins « convaincus » de la biodiversité fonctionnelle, c'est-à-dire confiants dans l'efficacité des techniques de biodiversité fonctionnelle en termes de régulation des ravageurs (26 % des agriculteurs se sont dits sceptiques vis-à-vis de la biodiversité fonctionnelle). Les données ont été traduites en variables quantitatives et qualitatives. Des tests de corrélation et des analyses multivariées ont été utilisés pour identifier les déterminants potentiels de l'adoption de techniques favorables à la biodiversité fonctionnelle.
En parallèle, nous avons adopté une approche participative pour concevoir des méthodes de suivi adaptées à ces perceptions et usages préexistants. Deux séries d'ateliers ont été organisées dans trois pays européens (France, Suède et Danemark) suivant la méthode des focus groupes (ou entretiens de groupe focalisés), qui consiste à laisser les participants interagir entre eux plutôt qu'avec l'enquêteur afin de favoriser l'émergence de points de vue sur une base ascendante. Chaque atelier a réuni environ quinze participants (la moitié d'entre eux étaient des arboriculteurs, un quart des conseillers et le dernier quart des chercheurs). Les ateliers ont débuté par la question : « qu'est-ce que la biodiversité fonctionnelle pour vous ? ». Les participants ont ensuite été invités à partager les méthodes de suivi qu'ils connaissaient et en choisir certaines qu’ils se sont engagés à utiliser ou tester au cours de la saison suivante. La deuxième série d’ateliers a été organisée après la saison dans ces trois pays, avec les mêmes participants, afin de (i) recueillir et discuter collectivement leurs réactions sur les méthodes qu'ils ont choisies d'utiliser et (ii) de concevoir des programmes de suivi de la biodiversité fonctionnelle adaptés à leurs besoins.
Résultats
Au total, vingt-quatre techniques favorables à la biodiversité fonctionnelle ont été décrites dans les huit pays européens. Il y avait une grande variabilité entre les pays, mais globalement les techniques davantage mises en œuvre étaient des abris pour les oiseaux et pour les chauve-souris, des haies, des bandes fleuries et une gestion adaptée des inter-rangs. D'autres techniques étaient plus marginales et spécifiquement mentionnées dans un ou quelques pays, comme les plans d'eau, l'introduction d'animaux (poules, moutons, cochons en pâture dans l'inter-rang) ou la diversification des cultures (avec des céréales, des légumes ou des petits fruits entre les arbres). En moyenne, les agriculteurs combinaient plus de quatre techniques. Ces techniques ont été mises en œuvre depuis en moyenne treize ans, avec peu d'abandon. Ceci signifie que l'adoption est généralement durable. Trente et un pour cent des techniques ont été adoptées lors de l’installation et 45 % pendant la période de conversion à l’AB. Une longue expérience en AB et en production de pommes était positivement corrélée au nombre de techniques mises en œuvre. Malgré leur expérience, en général, les agriculteurs ont exprimé des difficultés à évaluer les services fournis par la biodiversité fonctionnelle (« les haies représentent un investissement substantiel pour des bénéfices peu visibles »). Les enquêtes et les ateliers ont mis en évidence la diversité des attentes qu’ont les agriculteurs vis-à-vis de la biodiversité fonctionnelle et des techniques qu’ils mettent en œuvre. Les espèces d’auxiliaire ciblées appartenaient à plusieurs groupes fonctionnels et les agriculteurs ont mentionné de multiples services rendus au-delà de la régulation des ravageurs : la protection de l'environnement, le bien-être au travail, la qualité du paysage, la pollinisation, des avantages économiques, la communication (« parce qu'elle attire non seulement les insectes mais aussi les gens et constitue donc un point de départ pour les discussions sur l'agriculture biologique »), la santé humaine et la conservation du patrimoine. La biodiversité fonctionnelle est perçue comme très complexe, difficile à appréhender (« l'agriculteur doit être humble face à la biodiversité fonctionnelle ») et presque comme un processus caché fonctionnant par lui-même dans l'exploitation.
En cohérence avec cette diversité de perceptions, les participants aux ateliers ont spontanément cité une grande variété de méthodes de surveillance existantes. Certains ont également souligné les difficultés pour leur mise en œuvre : sensibilité des méthodes au climat, manque de temps lors des pics de travail saisonniers, difficulté à déléguer et à identifier les insectes. Sur la base des entretiens français et des ateliers, nous avons distingué quatre attitudes vis-à-vis de la gestion de la biodiversité fonctionnelle et discuté avec les participants des implications sur l'approche de la surveillance :
– « attitude attentiste » a priori pas intéressé par les méthodes de surveillance sauf s'il s'agit de mesurer les organismes nuisibles ;
– « attitude naturaliste » pour laquelle le plaisir serait la principale motivation pour surveiller une diversité de plantes et d'animaux ;
– « attitude de régulation » pour laquelle le suivi serait structuré et systématique avec des méthodes spécifiques pour adapter les méthodes de lutte contre des espèces cibles de bioagresseurs ;
– « attitude multifonctionnelle », répondant à de multiples objectifs et supposant une « vision globale » de la biodiversité fonctionnelle.
Les discussions au cours des ateliers ont confirmé un gradient d'implication dans les processus de surveillance en termes de connaissances, de temps, et d’intervention et ont indiqué que les programmes de surveillance pourraient eux aussi être adaptés en fonction des différentes attitudes.
En croisant notre inventaire des techniques mises en œuvre par les agriculteurs et les ateliers sur les méthodes de suivi de la biodiversité fonctionnelle, il s’avère que ces quatre attitudes décrivent également très bien la manière dont les techniques sont mises en œuvre par les agriculteurs. Précisons qu’un producteur peut avoir des attitudes différentes selon les techniques qu’il met en œuvre et inversement, une même technique peut répondre à différentes attitudes selon le producteur. C’est ainsi qu’à partir des entretiens et de la description qu’ils font de leurs propres actions, nous pouvons déterminer les attitudes associées à chacune des vingt-quatre techniques identifiées (figure 1). Cette analyse nous permet ainsi de distinguer des techniques mixtes « passe-partout » répondant à une diversité d’attitudes, comme la mise en place de haies, et au contraire d’autres techniques plus spécifiques et peu probables d’être mises en œuvre par une diversité d’agriculteurs, comme l’introduction d’auxiliaires, par exemple.
Figure 1 – Distribution des différentes attitudes adoptées par les producteurs vis-à-vis des techniques favorables à la biodiversité fonctionnelle qu’ils mettent en œuvre. Une couverture de l’inter-rang peut par exemple être mise en œuvre pour limiter l’érosion (attitude attentiste), pour préserver la biodiversité (attitude naturaliste) et/ou multifonctionnelle.
Discussion
L'objectif de notre étude était d'encourager les pratiques en faveur de la biodiversité fonctionnelle comme moyen de réduire l'utilisation des pesticides. Comme le préconisent Pannell et al. (2006), proposer des techniques faciles à tester peut faciliter l'adoption de techniques favorisant cette biodiversité. Cette suggestion nous encourage à mettre en place des méthodes d'auto-surveillance pour évaluer la biodiversité fonctionnelle avec des indicateurs pertinents adaptés aux conditions de l'exploitation, et ce afin d'améliorer la connaissance des agriculteurs de leurs agroécosystèmes et leur capacité à évaluer et ajuster leurs pratiques. En accord avec la pluralité des services associés à la biodiversité fonctionnelle, notre étude met en évidence la pluralité des attentes vis-à-vis des techniques et des usages des méthodes de suivi. L'expérience des agriculteurs et le temps dont ils disposent sont deux facteurs importants pour l'adoption des techniques favorables à la biodiversité fonctionnelle et l'utilisation des méthodes de suivi. Le suivi des processus systémiques à long terme et l'interprétation des résultats constituent également des défis. Une coopération accrue entre les chercheurs, les agriculteurs et les conseillers devrait permettre de répondre plus efficacement aux besoins et aux perceptions des agriculteurs.
Financement
Cette étude a été soutenue par le projet « ECOORCHARD » fourni par les partenaires du projet FP7 ERA-net (618107) et CORE Organic Plus (28698), et cofinancée par la Commission européenne.
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Photographie d’entête : ©.Christophe Maître (INRAE)
Notes
- La biodiversité fonctionnelle désigne l'ensemble des espèces qui contribuent à des services écosystémiques dans un agroécosystème. Autrement dit, c'est la biodiversité utile aux agriculteurs.
Références
- Cardona, A., Tchamitchian, M., Penvern, S., Dufils, A., Jacobsen, S. K., Korsgaard, M., Sigsgaard, L. (2021). Monitoring methods adapted to different perceptions and uses of functional biodiversity: Insights from a European qualitative study. Ecological Indicators, 129, https://doi.org/10.1016/j.ecolind.2021.107883
- Deguine, J. P., Penvern, S. (2014). Agroecological crop protection in organic farming: Relevance and limits. In: BELLON, S., Penvern, S. (eds), Organic farming, prototype for sustainable agricultures, 489 p., Springer, p.107-130, https://doi.org/10.1007/978-94-007-7927-3_6
- Pannell, D. J., Marshall, G. R., Barr, N., Curtis, A., Vanclay, F., Wilkinson, R. (2006). Understanding and promoting adoption of conservation practices by rural landholders. Australian journal of experimental agriculture, 46(11), 1407-1424, https://doi.org/10.1071/EA05037
- Penvern, S., Fernique, S., Cardona, A., Herz, A., Ahrenfeldt, E., Dufils, A., Jamar, L., Korsgaard, M., Kruczyńska, D., Matray, S., Ozolina-Pole, L., Porcel, M., Ralle, B., Steinemann, B., Świergiel, W., Tasin, M., Telfser, J., Warlop, F., Sigsgaard, L. (2019). Farmers’ management of functional biodiversity goes beyond pest management in organic European apple orchards. Agriculture, Ecosystems and Environment, 284, 1-11, https://doi.org/10.1016/j.agee.2019.05.014
Résumé
Les bénéfices de la biodiversité fonctionnelle, notamment en terme de lutte contre les ravageurs, font l'objet de débats entre les praticiens et on sait peu de choses sur les pratiques et les motivations des agriculteurs pour favoriser cette biodiversité. Nous avons supposé que l'utilisation de méthodes de suivi aiderait les agriculteurs à mieux apprécier les bénéfices de la biodiversité fonctionnelle et les inciterait à mettre en œuvre des pratiques qui lui sont favorables. Nous avons mis en œuvre une approche globale combinant des entretiens semi-directifs et des ateliers participatifs pour décrire les pratiques et la perception des agriculteurs vis-à-vis de la biodiversité fonctionnelle et concevoir des méthodes de suivi adaptées à leurs besoins. Nos résultats fournissent des preuves empiriques que la biodiversité fonctionnelle est associée à de multiples services et dis-services. En outre, ils montrent que l'expérience et le temps disponible des agriculteurs sont deux conditions importantes à la mise en œuvre de pratiques favorables à la biodiversité fonctionnelle. Quatre attitudes principales envers la gestion de la biodiversité fonctionnelle ont été caractérisées : attentisme, naturalisme, régulation et multifonctionnalité. La connaissance de ces attitudes fournit un cadre utile pour concevoir des outils de soutien et des programmes de recherche en adéquation avec les besoins des agriculteurs.
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