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Restauration et reconnexion des marais littoraux, une solution d’adaptation aux changements climatiques ? Synthèse d’un colloque

chapeau

En 2021, à Brest, la restitution des résultats du programme de recherche « Pertinence environnementale de la restauration de petits prés et marais salés – PEPPS) a été l’occasion d’un colloque sur l’avenir des marais littoraux à l’aune des changements globaux. Enseignants-chercheurs, étudiants, représentants des collectivités et des administrations territoriales, techniciens, bureaux d’études, experts, gestionnaires d’espaces naturels… se sont retrouvés pour partager leurs expériences et connaissances acquises sur les marais et leur restauration. Cet article de synthèse retrace les idées fortes qui ont structuré les échanges, abordant notamment les questions sur l’avenir incertain de ces espaces littoraux, et la définition de ce qu’ils recouvrent de milieux, de concepts et de perceptions.

Les marais littoraux sont des zones humides situées à l'interface entre les milieux terrestres et marins. Ce sont des milieux vulnérables qui ont vu disparaître plus de 35 % de leurs surfaces entre 1970 et aujourd'hui (Convention de Ramsar, www.ramsar.org), et plus 50 % des marais côtiers restant sont considérés comme dégradés. Or, les marais salés représentent l'un des habitats les plus rares, couvrant moins de 0,01 % de la surface de la Terre. Pendant des siècles, l’aménagement des espaces littoraux a été dominé par la construction d’ouvrages séparant la terre de la mer pour protéger les populations des submersions marines ou gagner des espaces agricoles. Or, pour des raisons économiques et environnementales, le maintien de ces terres gagnées sur la mer est aujourd’hui remis en question sur certains territoires. On observe à la fois un glissement du principe de défense vers celui d’adaptation pour lutter contre les submersions et la reconnaissance de l’importance de la biodiversité et de la fonctionnalité écologique de ces marais. Abritant une biodiversité végétale et animale spécifique dont la valeur patrimoniale est reconnue, notamment par la directive « Habitats-Faune-Flore », ces marais sont des sites majeurs pour les oiseaux. Ils remplissent différentes fonctions et services écosystémiques dont les enjeux dépassent souvent leurs limites physiques : ils participent à la protection du littoral, ils assurent un rôle de nourricerie pour les poissons et contribuent à la qualité des eaux. Ils sont donc au cœur des enjeux qui concernent aujourd’hui les littoraux, et, en raison de leurs spécificités, ces écosystèmes représentent des défis majeurs dans un contexte d’adaptation aux changements globaux et notamment d'élévation du niveau de la mer.

Un colloque sur les enjeux de la restauration des marais littoraux

Du 27 au 29 octobre 2021, à Brest, la restitution des résultats du programme de recherche « Pertinence environnementale de la restauration de petits prés et marais salés – PEPPS) a été l’occasion d’un colloque sur l’avenir des marais littoraux à l’aune des changements globaux.

À quelques jours de l’ouverture de la COP 26 à Glasgow, quelque cent-quarante participants – enseignants-chercheurs, étudiants, représentants des collectivités et des administrations territoriales, techniciens, bureaux d’études, experts, gestionnaires d’espaces naturels… – se sont retrouvés pour partager leurs expériences et connaissances acquises sur les marais et leur restauration. Outre deux jours et demi de présentations et d’échanges dans les locaux de l’Université de Bretagne Occidentale, deux visites de terrain ont permis de découvrir et d’échanger autour des sites de l’Aber-en-Crozon et du Marais du Curnic à Guisseny.

Ces trois journées ont été l’occasion de faire le point sur l’état des connaissances à travers différents programmes de recherche récents (encadré 1), développés à l’échelle nationale, et les données issues de l’expérience des gestionnaires d’espaces protégés. Elles auront surtout été l’occasion de s’interroger collectivement sur l’avenir incertain de ces espaces littoraux, en commençant par définir ce qu’ils recouvrent de milieux, de concepts et de perceptions.

Dans cet article, nous tenterons de retracer les idées fortes qui ont structuré les échanges dont la richesse ne peut bien évidemment pas être entièrement retranscrite. Différentes communications font l’objet d’articles à suivre dans ce numéro de Sciences Eaux & Territoires, auxquels des renvois sont faits dans cette synthèse.

Encadré 1 – PAMPAS, PEDALO, DIGUES, ADAPTO : des programmes français de recherche et d’action sur la restauration des marais littoraux

Des programmes à visée scientifique et/ou gestionnaire s’intéressent en France à la restauration des marais et leur rôle dans un processus d’adaptation aux changements climatiques des territoires littoraux. Celles et ceux qui les portent étaient présents au colloque et leurs expériences ont fortement nourri les échanges. Voici quelques éléments de présentation générale de ces programmes.

– Le Life ADAPTO, porté par Conservatoire du littoral, a pour objectif d’explorer sur des territoires littoraux naturels des solutions face à l’érosion et à la submersion marine dans le contexte d’accentuation du changement climatique. Celui-ci se manifeste par l’élévation du niveau de la mer et l’augmentation de la fréquence des évènements climatiques extrêmes ( https://www.lifeadapto.eu/).

– Le Life intégré ARTISAN (Office français de la biodiversité) vise à favoriser le développement de solutions fondées sur la nature, notamment par le déploiement d’un programme démonstrateur sur dix sites pilotes (https://www.ofb.gouv.fr/le-projet-life-integre-artisan).

– Le programme de recherche DIGUES (Interactions, gestion, usages, environnement, scénarios – CNRS) vise à interroger les envisager les transitions possibles pour les systèmes d’endiguement maritimes et fluviaux au XXIe siècle face aux multiples enjeux qui les concernent (https://www.lgp.cnrs.fr/digues/).

– Le programme PAMPAS (Évolution de l’identité patrimoniale des marais des Pertuis charentais en réponse à l’aléa de submersion marine) est un projet de recherche collaborative (CNRS 2019-2022). Il vise à comprendre le fonctionnement des zones humides côtières face à l’aléa submersion et à questionner l’évolution de leur identité patrimoniale en fonction de leur mode de gestion (https://pampas.recherche.univ-lr.fr/).

– Le programme de recherche PEDALO (GIS HomMER – Fondation de France) vise à repenser, dans un contexte d’élévation du niveau marin, le devenir des espaces naturels protégés situés sur la côte ou en position rétro-littorale (https://www.gis-hommer.org/fr/).

Marais littoraux et changements globaux : s’entendre dans la tourmente

« N’est-ce pas la première question à se poser, de savoir de quoi on parle et quelles sont les perceptions et les représentations des acteurs, qui seront ensuite prises en compte dans les expérimentations ? »

(Florence GOURLAY, Laboratoire Géoarchitecture, Université Bretagne Sud)

« Bien définir le champ lexical de ce que l’on souhaite développer me semble intéressant pour aller plus loin ensuite sur le devenir du site. »

(Olivier LE BIHAN, Conseil départemental des Côtes d’Armor)

Dans la déferlante de mots, adopter un langage commun

Inhérentes à toute démarche pluridisciplinaire, les questions de sémantique ont largement ponctué les échanges. Les chercheurs des différents programmes de recherche cités précédemment (encadré 1) rendent compte de la diversité des toponymes employés suivant les disciplines, l’échelle d’analyse ou d’action et les liens aux sites et leur ancienneté. Se pose ainsi la question de s’entendre sur les termes employés, ou tout du moins de comprendre les sens des différents termes mobilisés pour pouvoir se comprendre.

Ainsi dans le programme PAMPAS, la construction d’un glossaire en groupe de travail a permis de poser les bases d’un dialogue partagé pour caractériser les objets ou fonctions à vocation patrimoniale sur chacun des sites. Au sein du programme ADAPTO, partenaires scientifiques et techniques ont également dû s’entendre sur ce que recouvrait le terme de « gestion souple du trait de côte », enjeu auquel la restauration des marais littoraux peut répondre.

Un vocabulaire partagé peut émerger inscrivant les partenaires de ces programmes de recherche ou d’actions dans une culture commune, qui n’efface pas pour autant toutes les différences, les flous et parfois les malentendus notamment sur l’usage des termes « marais » et « prés salés » (encadré 2). Ces derniers révèlent la diversité des représentations sociales de ces milieux et de leur restauration. Ainsi, quand il s’agit d’aborder cette dernière avec les acteurs du territoire (élus, acteurs économiques, riverains, usagers, etc.), se confrontent des analyses des termes à mobiliser. En effet, des porteurs de projet de restauration et des chercheurs considèrent que certains termes sont anxiogènes, et peuvent ainsi nuire à l’acceptation sociale de ces projets. Aux termes de dépoldérisation, de recul stratégique, de repli, de lutte contre la mer sont dans ces cas-là préférés ceux de reconnexion marine, restauration de marais maritimes, accompagnement des territoires dans l’adaptation, recomposition spatiale ou composition avec la mer.

Marais ou prés salés ?

Conscients de l'importance d'une sémantique fédératrice, les partenaires du programme PEPPS ont préféré conserver les termes « prés » et « marais » salés dans le titre du programme faute d'avoir pu trancher entre les deux. Pourtant dans l'enquête réalisée dans ce programme de recherche, en dehors des gestionnaires et des chercheurs écologues, le pré salé brille par son absence du langage mobilisé par les personnes enquêtées qui lui préfèrent le terme de marais, le plus souvent en référence à un espace géographique plus large que le seul pré salé désigné par les écologues (Gallet et al., 2023). Pour elles, le terme « pré salé » ne peut souvent désigner que les appellations d'origine contrôlée liées au pâturage ovin qu'il soit normand ou picard. À ces termes, s'ajoute parfois une sémantique vernaculaire telle que « mizotte » en Vendée, « bôle » en Loire-Atlantique, ou encore « herbus » en Manche. Si l'objectif est de sensibiliser au fonctionnement des milieux et à leur préservation, l'enjeu sémantique consiste donc à intégrer la diversité des langages mobilisés en s'appuyant sur la synonymie ou la complémentarité d'un champ lexical diversifié qui désigne ces marais littoraux à différentes échelles spatiales et temporelles.

De la difficulté de s’accorder sur les échelles

Si adopter un langage commun nécessite un vocabulaire partagé, cela implique aussi de définir les objets dont on parle dans le temps et l’espace, autre sujet de discussion de ce colloque.

Lors d’une opération de restauration d’un marais littoral, la diversité des échelles spatiales considérées relève de la même diversité que celle des personnes concernées par le marais. Elles peuvent être gestionnaires d’espaces naturels, chercheurs de différentes disciplines, techniciens de collectivités et d’organismes fonciers, élus communaux ou intercommunaux, acteurs économiques (activités primaires, tourisme, etc.), riverains, usagers… Chez les chercheurs par exemple, la définition de l’enveloppe géographique d’un site peut varier pour s’adapter aux questions de chaque discipline (écologie, sociologie, géographie, économie…). Si en écologie les études sont souvent centrées sur des écosystèmes spécifiques (Schorre, par exemple), les approches sociologiques et géographiques considèrent le territoire plus largement. Les questions relatives à la qualité de l’eau impliquent par ailleurs d’intégrer l’ensemble d’un bassin versant. Les partenaires des programmes ADAPTO, PAMPAS et DIGUES (encadré 1) ont mis du temps à accepter cet état de fait qui ne répondait pas à leur volonté initiale d’une définition géographique unique, mais qui intègre au contraire la variation de l’échelle pertinente selon chaque discipline.

La question temporelle s'exprime à la fois dans la définition des états de références, dans la dynamique de restauration mais aussi dans celles liées aux évolutions globales subies par les marais. Ainsi différents états de référence peuvent être définis pour les opérations de restauration, allant d'états antérieurs préhistoriques, à la définition de nouveaux états de référence adaptés et ajustés à l'Anthropocène, sachant que la majorité de ces états de référence sont toutefois contemporains. L'échelle de temps concerne aussi les facteurs de changement qui affectent les milieux et les espèces qu'ils abritent. Les changements liés à l'élévation du niveau de la mer sont graduels, ce qui laisse aux espèces le temps de s'adapter, tandis que la soudaineté et l'imprévisibilité des submersions marines malmèneraient la capacité d'adaptation des espèces, notamment des amphibiens (Lorrain-Soligon et al., 2022).

De plus, dans la mesure du possible, les programmes de recherche doivent également considérer la temporalité politique des élus, pour définir une échelle de temps adaptée aux problématiques des collectivités et des territoires et la nécessaire appropriation des nouvelles connaissances par l’ensemble des acteurs locaux.

« En tant que géographe, je pars du principe qu’il faut systématiquement emboîter les échelles spatiales mais aussi temporelles pour mieux appréhender la compréhension des processus et apporter les solutions les plus adaptées aux territoires. »

(Yves PETIT-BERGHEM, École nationale supérieure du paysage de Versailles).

Prendre en compte la diversité des représentations sociales des marais et de leur reconnexion

L’enquête sur les pratiques et représentations sociales de marais restaurés menée dans le cadre de PEPPS permet de distinguer quatre grands types de représentations sociales de ces espaces : comme des milieux à préserver ; comme une ressource à valoriser ; comme un paysage ; et enfin comme des espaces vécus, à partir des pratiques et des liens d’attachement au lieu.

Sur ce dernier aspect, sur près de quatre mille mots recueillis dans le cadre du programme ADAPTO et décrivant ce que les usagers apprécient le plus sur les marais concernés, les termes « nature » et « calme » prédominent. Cela représente un vrai enjeu pour les gestionnaires au regard de la hausse de fréquentation (Hilbert, 2022). Cette notion du calme et du paisible est également très présente dans les représentations mises en évidence par le programme PEPPS. Cette référence commune renvoie à deux aspects : le caractère « sauvage » des sites non bâtis pour les uns, leur caractère reculé pour les autres (Gallet et al., 2023).

Globalement, il apparaît que les touristes ont une représentation sociale différente de celle des usagers locaux. Les personnes n'ayant pas d'attachement spécifique au site ont tendance à avoir un discours assez positif sur la préservation des espaces naturels et la dépoldérisation, alors que des usagers habitués du site assortissent la préservation des marais de conditions et apparaissent moins enclins au changement (Gallet et al., 2023).

Naviguer entre connaissances et incertitudes

Les écosystèmes côtiers : des objets de valeur

Situés à l’interface terre-mer, les marais littoraux sont des espaces stratégiques : support de biodiversité1, nourricerie, protection du littoral, rôle tampon permettant une certaine adaptation au changement climatique, fonction épuratoire…

Dans le contexte de changement climatique, les marais littoraux offrent un système d’adaptation, jouant à la fois les rôles de barrière naturelle contre l’aléa submersion marine et de zone de piégeage pour la séquestration de carbone. Ce mécanisme de stockage de carbone par les écosystèmes océaniques est appelé carbone bleu. Les prés salés comptent en effet parmi les écosystèmes qui ont la capacité à piéger le plus de carbone par unité de surface. Dans les Pertuis charentais, l’étude montre que cet écosystème s’élève plus rapidement que le niveau marin, du fait d’un fort taux de sédimentation, assurant à ce rôle de barrière un caractère durable.

La fonction de nourricerie des marais littoraux pour les juvéniles de poissons, notamment du bar, se situe à l'interface des valeurs patrimoniale et économique. Il s'agit d'un exemple concret permettant aux décideurs et à la société de prendre conscience de l'importance de ces habitats (Gallet et al., 2023). Pour évaluer ces différents services, le programme PEPPS comportait un volet économique ciblé sur les services écosystémiques. Il s'agissait, dans une perspective d'aide à la décision, d'essayer de caractériser les services recensés en fonction de l'état des milieux (naturels, poldérisés, dépoldérisés) pour éventuellement légitimer la restauration de ces derniers et permettre des arbitrages. Pour des raisons à la fois opérationnelles et de légitimité, le parti a été pris d'une évaluation biophysique plutôt que monétaire.

Prévoir les effets des changements climatiques : modélisation, anticipation et représentation

Un des sujets abordés lors du colloque concernait la prévision et l’appréciation des effets des changements climatiques sur les marais littoraux. Plusieurs expériences sont relatées et discutées.

Ainsi, afin d’analyser l’impact de la salinité et de la fréquence d’inondation sur les communautés végétales de l’estuaire de la Seine, des expérimentations sont menées sur les marais littoraux, en déplaçant des blocs de végétation à des niveaux topographiques différents et selon des niveaux de salinité différents (thèse de Markus Neupert, Université de Rouen). Parallèlement un dispositif expérimental en conditions contrôlées est mis en place afin de préciser les réponses des espèces végétales.

Les outils de simulations et de modélisations numériques sont également mobilisés sur certains sites pour essayer d’anticiper les évolutions des milieux et des paysages et aider à la décision, tant dans le cadre des changements globaux que des conséquences des opérations de reconnexion :

–    modélisation par le BRGM (Bureau de recherches géologiques et minières) de différents scenarii de gestion du trait de côte sur les marais de Brouage (Travichon et Mouillon, 2022) ;

–    modélisation de la submersion de la Réserve naturelle régionale des Étangs du petit et du grand Loc’h (Priolet, 2023) ;

–    modélisation hydraulique pour recréer le lit mineur du cours d’eau traversant le marais de Tasdon, en l’absence de photographies historiques ;

–    simulations numériques pour apprécier l’impact des vagues et la submersion marine en fonction des marées et de l’état des digues en baie de Lancieux.

Ces modélisations sont en revanche inadaptées à la prise en compte des dynamiques rapides de sédimentation qui interviennent lorsqu’une brèche s’ouvre. L’une des difficultés pour la prévision est liée au fait que les modèles sont souvent calibrés à topo-bathymétrie constante. L’intégration de nouvelles topo-bathymétries ou de nouveaux taux de sédimentation adaptés aux dynamiques rapides reste à développer afin notamment de mieux accompagner les représentations sociales des changements à venir.

La décision de restaurer des marais poldérisés et donc de les reconnecter à la mer mobilise différentes échelles de temps (celle de l’espace vécu, celle des mandats politiques et des financements des institutions porteuses de ces projets, celle du changement climatique et de ses effets, etc.). Le changement climatique est présent, explicitement ou non, dans la plupart de ces projets mais ses représentations et celles de ses conséquences, ne sont pas les mêmes pour tous les acteurs. Ceci peut entrainer des retards dans les prises de décision notamment à cause de la diversité des intérêts en jeu mais aussi de la difficulté à appréhender des échelles de temps qui ne relèvent pas du temps vécu (Hilbert, 2022).

Quelles que soient les temporalités du changement, leurs représentations sont ainsi parfois des freins au montage de ces projets de restauration de marais littoraux.

L’avenir incertain des espaces protégés littoraux

Depuis une quarantaine d’années, la patrimonialisation du littoral s’est accélérée avec un développement du nombre d’espaces naturels protégés et des mesures de protection. Les projets de conservation privilégient le maintien en bon état ou la restauration vers un meilleur état de conservation. Or les espaces protégés n’échappent pas aux changements globaux, ce qui pose aujourd’hui la question de leur devenir et du maintien ou de l’évolution de leur périmètre. À ce titre, l’exemple de la réserve de l’Amana en Guyane est parlant. Créée à l’origine pour protéger des sites de ponte de tortues marines, l’évolution du trait de côte fait qu’aujourd’hui ces sites ne se trouvent plus dans le périmètre de la réserve qu’il conviendrait donc de modifier.

En métropole, les tempêtes qui ont balayé la côte Atlantique ces dernières années, en particulier la tempête Martin de décembre 1999 et la tempête Xynthia de février 2010, ont profondément impacté les populations et les espaces naturels protégés présents sur les territoires touchés, notamment par la salinité issue de la submersion. Les réflexions se sont surtout concentrées sur les espaces habités et peu sur les sites protégés. Les travaux réalisés suite à ce type d’événement climatique impliquent le plus souvent des travaux d’urgence visant un objectif de retour à l’état initial, sans se poser la question de la manière de recomposer ces espaces à moyens et longs termes. C’est ce constat qui a amené au développement du projet de recherche PEDALO pour appréhender les scenarii envisagés pour ces espaces naturels protégés dans le contexte de l’élévation du niveau marin. Il s’agit notamment de comprendre dans quelle mesure il peut être envisageable, pour les acteurs de ces sites, de déplacer l’emprise d’espaces naturels protégés, de recomposer les périmètres de protection pour tenir compte des dynamiques de modification des milieux liés à l’élévation du niveau marin.

Cette question est particulièrement concrète pour la Réserve naturelle de Moëze-Oléron, aujourd’hui prise en étau entre une élévation du niveau de la mer et les terres agricoles situées en arrière. Le programme ADAPTO permet un accompagnement de la gouvernance pour réfléchir aux différentes stratégies possibles de gestion du trait de côte.

« Les espaces naturels protégés littoraux sont des sortes de scènes d’observation sur les manières dont la conservation de la nature est rediscutée dans le contexte de l’Anthropocène et de l’élévation du niveau marin. »

(Vincent ANDREU-BOUSSUT, Université du Mans)

Se fixer un cap et le garder

Résister, subir ou s’adapter : entre choix et compromis

Les marais littoraux portent parfois des enjeux scientifiques qui s’expriment entre et au sein des différentes disciplines, mais aussi politiques : que doit doit-on protéger ? Quelles activités, quelles habitations, quelles structures, quels milieux, quelles espèces… prioriser ? Et plus globalement comment décider dans le contexte incertain du changement global ?

Le programme ADAPTO a pour objectif d’accompagner les acteurs locaux dans le choix d’une stratégie de gestion du trait de côte présentant le meilleur équilibre au regard de ces différentes dimensions. Pour la Réserve naturelle nationale de Moëze-Oléron, des ateliers de concertation ont été organisés avec les agriculteurs, les conchyliculteurs et les chasseurs pour essayer de voir comment ils envisageaient des reports possibles de leurs activités, en lien avec la nécessaire recomposition spatiale imposée par la maritimisation des territoires (Travichon et Mouillon, 2022).

Les analyses coûts-bénéfices permettent d’éclairer les décisions, à travers l’analyse des impacts économiques et non marchands du projet. Au-delà des chiffres, cette analyse coûts-bénéfices est aussi un élément de connaissance du territoire, un outil d’aide à la décision et éventuellement un outil transactionnel. C’est un argument qui a notamment valu en Baie de Lancieux où un des premiers points travaillés avec les acteurs du territoire a été de choisir entre subir, résister ou s’adapter, en sachant à chaque fois ce que cela implique et à quel coût. Finalement, le choix de l’adaptation a été fait et les différents acteurs se sont entendus pour dessiner la carte du territoire à l’horizon 2050, comme avenir désirable.

Cette notion de compromis est au centre des relations entre acteurs. L’économie du patrimoine permet d’appréhender la diversité des logiques des acteurs, entre des logiques économiques et patrimoniales et entre des logiques individuelles et collectives, qui conduisent les acteurs à élaborer des compromis patrimoniaux. Leur construction permet de passer de la formulation des souhaités à l’identification des possibles face à la submersion marine.

Du plan de gestion à un véritable projet de territoire

Les réserves naturelles vivent au rythme de leurs plans de gestion, écrits pour une période de dix ans, dans lesquels figurent les objectifs de gestion de ces milieux et les actions à mettre en œuvre pour les atteindre. La Réserve naturelle de la Baie de Somme évalue actuellement son cinquième plan de gestion et prévoit son évolution au regard des changements à venir (Fagot et al., 2022). Par ailleurs, il peut être difficile pour les usagers et les riverains de comprendre pourquoi un espace aujourd'hui classé en réserve naturelle va disparaître au profit d'un autre, ce qui nécessite un accompagnement important pour légitimer l'action comme cela est expérimenté sur les Étangs du Petit et du Grand Loc'h à Guidel dans le Morbihan (Priolet, 2023).

Aujourd’hui, la rapidité du changement climatique pose la question de l’adaptation en continu des plans de gestion. Comment adapter les manières de penser et de gérer ces espaces naturels protégés et les objectifs de leurs plans de gestion à ces changements selon un processus de gestion adaptative ?

Le programme Life Natur’Adapt (https://naturadapt.com/) constitue le chemin vers l’intégration du changement climatique dans les plans de gestion. Ce programme vise un objectif de 80 % des réserves naturelles intégrant le changement climatique dans leur gestion et un engagement des autres aires protégées dans cette démarche à l’horizon 2028. Une phase d’expérimentation sur six réserves naturelles représentant une diversité de milieux (humide, côtier, forestier, rocheux, agropastoral) a eu lieu. Parmi les six, la Réserve de Lilleau des Niges sur l’Ile de Ré était concernée par les problématiques des marais salés. Ces outils sont actuellement en phase de test sur quinze nouveaux espaces naturels, avant une diffusion des résultats à l’échelle nationale.

Pour réaliser cette intégration, le changement d’échelle est nécessaire : passer d’une réflexion centrée sur les espaces protégés à une réflexion concernant le territoire qui les entoure. Il s’agit alors en premier lieu d’engager des démarches de concertation avec l’ensemble des acteurs locaux concernés pour construire une connaissance et une reconnaissance partagées des enjeux. Cela permet de lever certains freins, liés notamment aux contraintes et opportunités foncières, aux modifications d’usages, aux risques perçus de la submersion marine. D’une part, en France, la représentation de la digue comme un élément protecteur indispensable est encore forte et les solutions fondées sur la nature peinent à rivaliser avec ces représentations de la protection. D’autre part, cette même digue est finalement, en dehors des milieux naturalistes, peu pensée comme une entrave aux dynamiques des milieux.

Ce changement d’échelle est déjà à l’œuvre sur certains territoires, comme sur les marais de Brouage, inclus dans une large réflexion pour devenir « Grand Site de France », dans laquelle sont intégrés les enjeux du changement climatique, avec une vraie dynamique de territoire.

Écrire ensemble la suite de l’histoire

Faire projet nécessite de réfléchir et construire ensemble une vision pour garantir une meilleure adhésion à celle-ci. Des efforts en faveur de cette co-construction sont aujourd’hui à l’œuvre dans les projets de recherche appliquée. Le programme PEPPS s’est construit en interdisciplinarité à l’interface sciences/gestion. Les productions qui en sont issues apportent aujourd’hui une plus-value aux gestionnaires comme sur l’Aber-en-Crozon, où les enquêtes sociologiques et l’étude de la fréquentation ont complété le volet « usages » du plan de gestion.

Le programme ADAPTO a également été co-construit pour que les disciplines s’alimentent les unes les autres, garantissant l’interdisciplinarité ; ce qui n’a pas pu se mettre en œuvre de manière optimale dans le cadre du programme DIGUES. Initialement basé sur un consortium de scientifiques, le programme PAMPAS a très vite intégré différents partenaires (Conservatoire du littoral, gestionnaires de réserves, Ligue pour la protection des oiseaux…). Aujourd’hui, il leur est rendu compte des réflexions de ce consortium à l’occasion de réunions de territoire organisées en petit comité pour chaque site, ce qui permet d’échanger concrètement non seulement sur les données scientifiques, mais aussi sur la démarche, leurs attentes, l’avancement des autres projets.

Les gestionnaires doivent être intégrés au cœur des programmes de recherche, incluant les valorisations scientifiques. Aboutir à une publication partagée impose de dialoguer et donc de faire un pas vers l’autre pour s’acculturer et essayer de parler un langage commun. C’est une manière d’optimiser l’interface sciences-gestion. C’est un levier en faveur de la transversalité, puisque les gestionnaires sont, au quotidien, confrontés à la pluridisciplinarité.

Les programmes de recherche doivent rendre opérationnels leurs résultats en les traduisant dans les différents niveaux de réflexion du territoire. Ainsi sur les marais de Séné, ceux-ci ont été intégrés dans le rapport d’activité de la réserve naturelle. Ils ont également été évoqués en conseil d’agglomération par la maire de Séné pour appuyer la prise en compte du patrimoine naturel et des fonctions assurées par les marais et prés salés dans la GEMAPI (Gestion des milieux aquatiques et prévention des inondations).

« Les thèmes, les objets naturels ou artificiels dont vous allez traiter se mélangent et ce qui est important c’est que les disciplines se fondent. Et ce colloque est tout à fait à l’image de ce que nous voulons faire de nos universités : un lieu où on reviendrait peut-être sur le vieux rêve du XIXe siècle qui était celui d’Humboldt, qu’il n’y a pas des disciplines mais un savoir à construire ensemble. C’est peut-être un peu ce rêve que nous poursuivons ici ensemble. »

(Yves-Marie PAULET, vice-président Mer de l’Université de Bretagne Occidentale).

Conclusion

Ce colloque a permis de croiser les réflexions et les expériences de différents programmes sur la restauration et la reconnexion des marais littoraux comme solution d’adaptation aux changements globaux. À l’issue de ces échanges, il apparaît que la question n’est pas seulement scientifique et technique et qu’elle est aussi d’ordre culturel et politique. L’intégration de ces changements dépasse la seule analyse des milieux naturels littoraux et leur gestion. Elle engage un bouleversement général des représentations de l’aménagement des territoires, celles des habitants et usagers, celles des élus, celles des différents acteurs de ces politiques de gestion des espaces. Et donc de fait, elle oblige également chercheurs et gestionnaires d’espaces naturels littoraux à reconsidérer leur manière de penser les marais et d’envisager leur gestion, et de dépasser le seul objectif et la seule échelle de la protection des milieux.

Les différents programmes, en cours ou achevés, présentés durant ce colloque ont permis d’avancer dans ce sens, à travers notamment les connaissances acquises, les croisements interdisciplinaires engagés, l’initiation d’un dialogue entre sciences humaines et sociales et sciences de l’environnement. Ils ont également montré la dynamique en cours autours des marais et de leur avenir l’existence d’un large champ d’investigation pluridisciplinaire à explorer.

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Photo d’en-tête : L’Aber de Crozon, petit fleuve côtier qui se termine par un large estuaire dans la commune de Crozon (département du Finistère). © A.-L. Pailloux

Notes

  • Et les exemples développés ont montré sa grande variété : du phyto et zooplancton aux oiseaux, en passant par les plantes, les araignées, coléoptères et autres arthropodes terrestres et marins, les amphibiens… et bien sûr les poissons.

Références

  • FAGOT, C., KRAEMER, P., VAUTIER, A., TRIPLET, P. (2022). Gestion des lagunes de la Réserve naturelle de la Baie de Somme. Sciences Eaux & Territoires, (41), doi:10.20870/Revue-SET.2022.41.7222
  • GALLET, S., SALGUEIRO-SIMON, M., STURBOIS, A., GÉLINAUD, G., BOURRHIS, M., DAUVERGNE, X., CARPENTIER, A., PÉTILLON, J., DÈBRE, C. (2022). Analyser la restauration des petits marais littoraux : origine, montage et principaux apports du programme PEPPS. Sciences Eaux & Territoires, (41). doi:10.20870/Revue-SET.2022.41.7433
  • HILBERT, M. (2022). La perception sociale de l’adaptation des espaces littoraux aux effets du changement climatique : le projet Adapto par le Conservatoire du littoral. Sciences Eaux & Territoires, (41), doi:10.20870/Revue-SET.2022.41.7247
  • LORRAIN-SOLIGON, L., ROBIN, F., ROUSSEAU, P., JANKOVIC, M., BRISCHOUX, F. (2022). Des petites différences pour de grands bénéfices : réponses sites-spécifiques des communautés d’amphibiens à la submersion marine sur la côte Atlantique française. Sciences Eaux & Territoires, (41). doi:10.20870/Revue-SET.2022.41.7124
  • PRIOLET, O. (2023). Approche méthodologique pour une ouverture à la mer du bassin versant de la Saudraye et des étangs du Loch à Guidel plages (Morbihan). Sciences Eaux & Territoires, (41). doi:10.20870/Revue-SET.2022.41.7286
  • TRAVICHON, S., & MOUILLON, P. (2022). Reconnexion durable à la mer : que deviendra la réserve naturelle de Moëze-Oléron et les marais alentours en 2050 ?. Sciences Eaux & Territoires, (41), doi:10.20870/Revue-SET.2022.41.7140

Résumé

Du 27 au 29 octobre 2021, à Brest, la restitution des résultats du programme de recherche « Pertinence environnementale de la restauration de petits prés et marais salés – PEPPS) a été l’occasion d’un colloque sur l’avenir des marais littoraux à l’aune des changements globaux. Cent-quarante participants – enseignants-chercheurs, étudiants, représentants des collectivités et des administrations territoriales, techniciens, bureaux d’études, experts, gestionnaires d’espaces naturels… – se sont retrouvés pour partager leurs expériences et connaissances acquises sur les marais et leur restauration. Ces trois journées ont ainsi permis de faire le point sur l’état des connaissances à travers différents programmes de recherche récents, développés à l’échelle nationale, et les données issues de l’expérience des gestionnaires d’espaces protégés. Elles auront été également l’occasion de s’interroger collectivement sur l’avenir incertain de ces espaces littoraux, en commençant par définir ce qu’ils recouvrent de milieux, de concepts et de perceptions. Cet article de synthèse retrace les idées fortes qui ont structuré les échanges.

Auteurs


Célia DÈBRE

celia.debre@univ-ubs.fr

Affiliation : Laboratoire Géoarchitecture, Université Bretagne Sud, 4 rue Jean Zay, 56100 Lorient

Pays : France


Anthony STURBOIS

Affiliation : VivArmor Nature, Réserve naturelle nationale de la baie de Saint-Brieuc, 18 C rue du Sabot, 22440 Ploufragan

Pays : France


Manuel SALGUEIRO-SIMON

Affiliation : Laboratoire Géoarchitecture, Université de Bretagne occidentale, 6 avenue Victor le Gorgeu, 29200 Brest

Pays : France


Guillaume GÉLINAUD

Affiliation : Réserve naturelle nationale des marais de Séné, route de Brouel, 56860 Séné

Pays : France


Julien PÉTILLON

Affiliation : UMR EcoBIO – Université de Rennes 1, Campus de Beaulieu, 263 avenue Général Leclerc CS 74205 35042 Rennes Cedex

Pays : France


Sébastien GALLET

Affiliation : Laboratoire Géoarchitecture, Université de Bretagne occidentale, 6 avenue Victor le Gorgeu, 29200 Brest

Pays : France


Anne LOMBARDI

Affiliation : Société herpétologique de France, Muséum national d'Histoire naturelle, CP 41, 57 rue Cuvier, 75005 Paris

Pays : France

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