Quels enjeux à relever pour accroître l’utilisation du génie végétal en territoire urbain ?
Chapeau
Le génie végétal peut être utilisé comme une alternative au génie civil pour la stabilisation des berges, la protection contre les inondations et le contrôle de l'érosion. Bien que fournissant de nombreux bénéfices écologiques et sociaux, son utilisation dans l’aménagement des berges en zone urbaine reste encore marginale. Dans cet article, les auteurs ont analysé les freins et les leviers à l’utilisation plus large du génie végétal, en se focalisant sur les perceptions qu’en ont les praticiens (recueillies à travers des entretiens semi-directifs), et les usagers (recueillies à travers une enquête par photo-questionnaire), en relation avec les services écosystémiques rendus.
Introduction
Pour le dire simplement, le génie végétal consiste à utiliser des plantes vivantes et leurs propriétés mécaniques et biologiques pour assurer certaines fonctionnalités. Il peut notamment être utilisé comme une alternative au génie civil pour la stabilisation des berges et le contrôle de l'érosion de surface, notamment grâce au système racinaire des plantes, qui maintient le sol, tout en recréant un habitat support de biodiversité. Cette technique s’inscrit dans le cadre des solutions fondées sur la nature (SFN), qui sont promues comme des solutions pratiques et théoriques pour fournir simultanément des avantages en termes de bien-être humain et de biodiversité (UICN, 2019)
Si les premières traces d'utilisation de la végétation vivante pour réduire l'érosion et stabiliser les berges de cours d'eau datent du Ier siècle avant J.-C., l'âge d'or de l'utilisation de ces techniques se situe au XVIIIe et au XIXe siècle (Labonne et al., 2007). Ces techniques végétales ont évolué grâce à l'association des matériaux traditionnels (branches pouvant bouturer, gravier) et des matériaux plus modernes (fil d'acier, blocs de béton), par exemple le long du Mississipi à la fin du XIXe siècle (figure 1). Les techniques végétales sont peu à peu délaissées au cours du XXe siècle, à la faveur de la mécanisation et du développement des techniques de génie civil, en particulier après la Seconde Guerre mondiale (Lachat, 1998).
Figure 1 – Tissage d’un tapis subaquatique sur les berges du Mississipi à la fin du XIXe siècle (US Army, 1922).
Un tournant s'opère entre les années 1970 et 1990, période où les faiblesses du génie civil sont mises à jour. D'un point de vue écologique, on constate que les ouvrages de génie civil nuisent aux fonctionnalités écologiques des cours d'eau (accueil de la biodiversité animale et végétale, dépollution, etc.), et apposent des barrières dans les corridors écologiques (suppression des connectivités latérales via les enrochements ou les digues) (Bonin et al., 2013). L'ingénierie écologique est depuis cette période en pleine expansion, que ce soit dans le domaine scientifique avec l'amélioration des connaissances, dans le domaine industriel avec des innovations techniques (géotextiles, par exemple) ou encore avec la structuration de la filière et la montée en compétence des professionnels.
Bien que les techniques de génie végétal fournissent de nombreux bénéfices écologiques et sociaux (Adam et al., 2008 ; Janssen et al., 2021 ; figure 2), elles restent encore utilisées de façon marginale dans l'aménagement des berges, en particulier en territoire urbain.
Figure 2 – Protection de berge avec un caisson végétalisé sur l’Albanne à Chambéry (en 2011, puis en 2016).
Crédit photographique : A. Evette.
Dans cet article, nous rendons compte du travail réalisé dans le cadre d’un projet à la croisée de l’écologie et de la géographie sociale de l’environnement, intitulé « Géni-Eaux : Le génie végétal en berges pour transformer la ville (services écosystémiques, représentations des acteurs et biodiversité) ». Ce projet vise à identifier les freins et les leviers pour une utilisation plus large du génie végétal en territoire urbain, en se focalisant sur les perceptions qu’en ont les praticiens et les usagers.
Le projet Géni-Eaux comporte deux volets :
– étudier pourquoi et comment les acteurs de l’aménagement ont recours (ou non) au génie végétal, en considérant la gouvernance et les jeux d’acteurs, leur expertise, leurs représentations et leurs pratiques professionnelles ;
– déterminer les liens entre les services rendus par les ouvrages de génie végétal et les services perçus par les citadins et les acteurs de l’aménagement. Cette partie a été réalisée grâce à des relevés écologiques de terrain et à une enquête par photo-questionnaire en ligne, considérant douze ouvrages de protection de berge. Cette approche interdisciplinaire a permis de confronter les bénéfices écologiques mesurés aux perceptions des riverains recueillies sur les mêmes ouvrages.
La première partie, réalisée à partir d’entretiens auprès de praticiens est développée dans cet article. La seconde partie est abordée dans l’encadré 1.
Encadré 1 –. Quels liens entre services rendus et services perçus par le génie végétal en milieu urbain ?
L’étude reposait sur douze protections de berges en territoire urbain le long d’un gradient de végétalisation allant de berges enrochées jusqu’à des berges protégées par des techniques purement végétales. Ces ouvrages ont fait l’objet de relevés écologiques (botanique, connectivité, ombrage) et d’un photo-questionnaire en ligne auprès d’habitants du territoire Auvergne-Rhône-Alpes et de professionnels de l’environnement. Ce travail visait à identifier les liens entre les qualités écologiques des ouvrages de protection et les services perçus. Pour cela, nous avons étudié les liens de dépendances (tests de corrélation) entre les variables relatives à la valeur perçue des ouvrages issues du photo-questionnaire et celles relatives à la valeur écologique mesurée par indicateurs, issues des relevés in situ.
Les résultats des photo-questionnaires et des relevés écologiques (figure 3) montrent qu’il existe des bénéfices variés sur les plans écologique (accroissement de la biodiversité, de la connectivité, de l’ombrage) et social (accroissement de la valeur esthétique et, dans une certaine mesure, récréative). Ces bénéfices sont perçus quel que soit le niveau d’expertise environnementale dont disposent les individus (niveau d’expertise basé sur du déclaratif). Le croisement des valeurs écologiques (couverture végétale, connectivité, biodiversité et ombrage) avec les valeurs perçues (esthétique, récréative et sentiment de vulnérabilité) montre que, prises deux à deux, toutes sont significativement positivement corrélées. Ainsi, la valeur esthétique des ouvrages augmente avec leur couverture végétale, avec la connectivité au paysage environnant (et donc avec la présence d’arbres aux alentours), avec la biodiversité (le nombre d’espèces végétales présentes) ou avec l’ombrage apporté par le couvert végétal. La valeur récréative est également corrélée positivement à ces quatre variables. En revanche, on note qu’au-delà d’une certaine densité de végétation, cette valeur tend à rediminuer. Le sentiment de vulnérabilité s’accroit quant à lui significativement avec le gradient de végétation.
En conclusion, si les usagers accueillent plutôt positivement les techniques de génie végétal, notamment du fait de leur valeur esthétique et récréative, ils expriment tout de même certaines réticences. Ces dernières suscitent d’une part un sentiment de vulnérabilité accru en contexte de crue, et d’autre part un sentiment d’inadaptation des berges aux activités récréatives dès lors que la densité végétale dépasse un certain seuil. Ce constat souligne le besoin d’entretien de la végétation des berges et un maintien de l’accessibilité physique et visuelle au cours d’eau. Le premier type de réticence incite à poursuivre les recherches sur la quantification physique des risques liés à la déstabilisation des ouvrages de génie végétal et sur l’acceptation et la négociation sociale de ces risques. Le second type de réticence pourrait être en partie levé en ménageant, au moment de l’installation des ouvrages, des accès physiques et visuelles au cours d’eau ainsi qu’en instaurant un entretien régulier de la végétation.
Figure 3 – Travaux de génie végétal sur l’Yzeron.
Crédit photographique : M. Cottet.
Figure 4 – Corrélations entre les variables écologiques mesurées : couverture végétale, connectivité, biodiversité et ombrage ; et la valeur perçue des ouvrages : vulnérabilité, valeurs récréative et esthétique).
Les perceptions des praticiens
Dix-sept entretiens semi-directifs ont été réalisés avec des praticiens travaillant dans des territoires urbains du bassin du Rhône. Ces milieux urbains sont caractérisés par leurs fonctionnalités (présence de quartiers résidentiels, collectifs ou individuels, mais aussi de quartiers avec des fonctions secondaires ou tertiaires denses) et une forte artificialisation des sols. Par praticien, nous entendons toute personne impliquée dans la conception, l’aménagement et l’entretien des ouvrages de génie végétal (techniciens, ingénieurs, chargés de projet, responsables de service, directeurs, chercheurs). Parmi les dix-sept personnes rencontrées, six travaillent en tant que maîtres d’ouvrages, six en tant que maîtres d’œuvre, deux personnes travaillent dans une association, une dans une entreprise de travaux publics, une dans un organisme scientifique et une à l’Agence de l’eau. Les praticiens identifient trois freins majeurs à un usage plus large du génie végétal : une mesure de la performance qui minimise les avantages des ouvrages de génie végétal, une faible acceptation et un partage restreint du risque, et un paradigme de gestion dominant qui favorise l’usage du génie civil. Dans les paragraphes suivants, nous détaillons ces freins et identifions des leviers correspondants.
Frein n°1 – Une mesure de la performance centrée sur la lutte contre l’érosion à court terme et à une échelle très localisée
La performance d’une technique désigne sa capacité à atteindre un objectif prédéfini. Dans notre cas, l’objectif est la lutte contre l’érosion des berges de cours d’eau afin de protéger les biens et les personnes. Les personnes interrogées considèrent que si l’objectif du génie civil et du génie végétal peuvent être les mêmes, la performance de ces deux techniques ne peut pas être comparée dans des termes strictement équivalents. En effet, si la performance du génie civil est optimale dès l’installation, celle du génie végétal est faible au début mais augmente avec le temps, à mesure que les végétaux se développent. Enfin, les ouvrages de génie végétal offrent une protection contre l’érosion, mais fournissent également des services liés à la biodiversité, au bien-être en ville (lutte contre les îlots de chaleur) ou aux usages récréatifs (promenade, esthétique, etc.). Les gestionnaires sont convaincus de cette plus-value environnementale : « Moi, je parle de transparence écologique. Ça veut dire que l’ouvrage, il s’est intégré, il ne se voit plus, mais on retrouve les cortèges d’espèces associés qui sont présents dans des milieux similaires en amont/en aval » (chef de projet dans un bureau d’études, travaillant à l’échelle nationale).
Ainsi, selon les gestionnaires interrogés, l’évaluation de la performance uniquement centrée sur la lutte contre l’érosion à court terme et à une échelle très localisée minimise les avantages du génie végétal sur le long terme, à l’échelle du cours d’eau dans son ensemble, ainsi que les bénéfices écologiques et sociaux. Il en résulte une situation paradoxale : la valeur écologique et sociale des berges végétalisées fait consensus, mais peu d'évaluations sont conduites sur le terrain pour le démontrer. Ce constat peut être illustré par le commentaire suivant d’un gestionnaire : « Le suivi, dans la gestion des milieux aquatiques, c’est un peu le parent pauvre. Déjà, il n’y a pas toujours nécessité d’un suivi systématique, et puis il y a des nouvelles technologies qui sont à mettre en place, qui sont parfois beaucoup trop chronophages et qui ne sont pas toujours adaptées à l’ambition du projet » (directeur d’une association opérant à l’échelle régionale). Or, notre étude montre que les services écosystémiques fournis et perçus sont des indicateurs valables pour mesurer la performance écologique et sociale de ces ouvrages (encadré 1). Par exemple, nous voyons clairement que les ouvrages avec un fort indicateur de biodiversité ou de connectivité et ayant un indicateur de couverture végétale intermédiaire (ni trop pauvre ni trop dense) sont les plus appréciés pour un usage récréatif. En opposition, les ouvrages avec un indicateur de couverture végétale faible induisent un sentiment de vulnérabilité plus élevé.
Un premier levier pour une utilisation plus large de ces techniques serait donc de redéfinir la performance d’un ouvrage de lutte contre l’érosion des berges, afin d’intégrer une dimension temporelle et spatiale plus large, ainsi qu’une évaluation des bénéfices écologiques et sociaux de ces ouvrages.
Frein n°2 – Une faible acceptation et un partage restreint du risque
Par rapport au génie civil, les techniques de génie végétal sont perçues comme étant plus risquées, à la fois par les praticiens, les élus et les habitants.
Du point de vue des praticiens, une caractéristique majeure des ouvrages de génie végétal est leur fragilité dans les premières années après leur installation, en particulier en cas de crues importantes, ces dernières pouvant parfois arracher l’ouvrage. En revanche, passé un certain stade de développement, ces techniques sont considérées comme fiables. Malgré cette fiabilité perçue, les praticiens rencontrés lors des entretiens affirment que les habitants sont davantage rassurés par le génie civil que le génie végétal. Ce constat est corroboré par l’étude menée sur douze ouvrages urbains par photo-questionnaire (encadré 1 ; figure 4.) Les praticiens, en particulier les maîtres d’ouvrage, intègrent donc comme l'une de leurs missions de convaincre les élus et les usagers de la fiabilité et de l'efficacité de ces techniques, par exemple en réalisant des chantiers pilotes sur des tronçons restreints ou avec de faibles enjeux, ou en utilisant des projets réussis comme des « vitrines » de démonstration. Pour illustrer ce propos, on peut citer ce commentaire issu de l’enquête : « les élus, au départ, étaient plutôt très frileux par rapport aux techniques végétales. Il y avait une grosse culture d’enrochement sur notre bassin versant. Puis progressivement on a pu, grâce notamment aux travaux post-crues, réaliser des techniques végétales ; et comme on a eu après une succession de crues, les élus ont pu voir que finalement ça tenait bien le coup » (chargé de mission, maître d’ouvrage à l’échelle locale).
Cependant, nos entretiens ont révélé que même avec l'utilisation de ces stratégies, le risque d'échec partiel de ces structures (destruction partielle ou complète de l’ouvrage, par exemple) est réel pendant la phase de reprise des végétaux. L’adoption de ces techniques nécessite donc de renforcer la tolérance au risque des populations et des élus. En territoire urbain, cette question est d’autant plus cruciale que les enjeux (habitations, infrastructures, etc.) sont nombreux, sinon omniprésents. Une question importante se pose alors : d’un point de vue légal, qui porte la responsabilité du risque en matière de protection des biens et des personnes ? Les négociations entre le maître d'ouvrage et le maître d’œuvre peuvent conduire à un surdimensionnement des structures, car les maîtres d'œuvre veulent limiter leur prise de risques financiers et juridiques. C'est pourquoi les personnes interrogées demandent un meilleur partage des risques entre maîtres d’ouvrage, maîtres d’œuvre et entreprises. Un des enquêtés le formule ainsi : « Il y a un sujet sensible : la problématique de partage du risque. Comment est-ce qu'on peut discuter avec les maîtres d'ouvrage de ces sujets ? Qu'est-ce qu'ils attendent de nous ? Qu'est-ce qu'on attend d'eux, en tant que maître d’œuvre ? Comment est-ce qu'on partage ça ? Parce que bien souvent, on a l'impression qu'on est un peu chacun dans notre coin » (chef de projet pour un maître d’œuvre travaillant à l’échelle régionale).
Le deuxième levier pour une adoption plus large de ces techniques serait donc d’une part de renforcer la tolérance au risque, et d’autre part de clarifier le cadre législatif, l'absence de cadre juridique précis sur ces questions pouvant être déroutante pour les maîtres d'ouvrage et les porteurs de projets.
Frein n°3 – Plus qu’un changement technique, la nécessité de changer de posture professionnelle
Le secteur français du génie végétal est nouveau et récemment structuré. Il est composé d'associations, de gestionnaires de collectivités, de petites entreprises spécialisées et de grandes entreprises qui ont récemment ouvert une branche spécialisée. Des tensions peuvent exister entre les entreprises locales et nationales, ou entre les grandes entreprises généralistes et les petites entreprises spécialisées, notamment lors de la procédure d’appel d’offres.
Malgré ces tensions, les praticiens partagent une vision commune de leur travail et leurs profils présentent certaines similitudes : un profil pluridisciplinaire, combinant des compétences multiples (observations naturalistes, botanique, écologie, hydrologie, ingénierie) ainsi que des savoir-être (par exemple, la capacité à dialoguer avec des acteurs nombreux et variés). Ces praticiens s’accordent aussi sur l’importance accordée à la formation continue et à l’expérience empirique (notamment au sein de communautés de pratiques, comme l’ARRAA
Toutefois, cette posture professionnelle est minoritaire dans le secteur de la protection des berges en général, dominé par une culture de l’ingénieur qui apporte une grande place au contrôle des écosystèmes. Ainsi, un praticien relate : « Dans certaines grandes entreprises (…), c’est des gens qui sont de culture « grands ouvrages par structure linéaire ». C’est leur âme et ils ne dérogent pas à cela. Les gens qui sont employés là-bas ne dérogent pas à ça. Vous pouvez tomber sur une pépite au milieu (un pelleteur qui du coup, normalement, ne devrait pas rester chez eux), mais globalement vous tombez sur des types qui veulent que ça soit droit, au cordeau, et en fait ce n’est pas du tout ça un chantier de restauration réussi » (technicien pour un maître d’œuvre, échelle locale).
Le troisième levier pour une adoption plus large de ces techniques serait de soutenir les initiatives d’échanges entre pairs, qui favorisent l’apprentissage social et confortent les praticiens dans leur pratique.
Le passage du génie civil au génie végétal demande un changement de paradigme
Lorsque les praticiens sont confrontés à un problème d'érosion des berges, et particulièrement en milieu urbain, peu d'entre eux envisagent les techniques de génie végétal : en milieu urbain, le recours au génie civil reste majoritaire, voire automatique. Nos résultats montrent qu'au-delà d'un changement technique, recourir au génie végétal nécessite un changement de paradigme, ce qui peut expliquer leur faible usage aujourd'hui. À partir des travaux de Kuhn (1962) sur les changements de paradigme dans l'histoire des sciences et de travaux plus récents sur les paradigmes de gestion (notamment Halbe et al., 2015), nous avons identifié trois conditions pour l'existence d'un changement de paradigme de gestion : (i) le paradigme doit être partagé au sein de la communauté de pratique ; (ii) le paradigme fait le lien entre un problème donné et des aspects épistémologiques, c'est-à-dire nos connaissances, mais aussi notre perception des risques ou nos objectifs ; (iii) l'émergence de ce paradigme doit entrer en conflit avec le paradigme précédent ou dominant dans le domaine. Nos résultats montrent que ces trois conditions sont réunies quand les praticiens renoncent à utiliser le génie civil en faveur du génie végétal ou des techniques mixtes, qui associent des éléments inertes (enrochements, par exemple) et des plantes vivantes.
Premièrement, malgré certaines tensions ou concurrences, les gestionnaires convergent vers une vision commune de leur travail : ils ont tous un profil pluridisciplinaire, ils s'accordent sur l'importance de la formation continue, ils partagent une même posture professionnelle, et ils apprécient la convergence entre éthique personnelle et éthique professionnelle. La présence de lieux d'échanges collectifs (réseau professionnel et/ou ateliers techniques) corrobore l'existence d'une communauté de pratique et favorise l’apprentissage social.
Deuxièmement, notre analyse montre que les praticiens du génie végétal s'inscrivent dans le cadre du « paradigme adaptatif », basé sur l'expérimentation, l'itération et la résilience, afin de faire face à des incertitudes élevées, par le biais d'un suivi et d'une révision continus des mesures (Halbe et al., 2015 ; Pahl-Wostl et al., 2011). En effet, tous mentionnent l'importance du processus d'essai et d'erreur pour limiter (ou « s'accommoder aux ») les risques. L'existence de lieux d'échange entre pairs participe à cette démarche, car ils leur permettent de s'exprimer sur leurs essais, leurs succès et leurs échecs et les possibles solutions. Enfin, les deux qualités humaines d'audace et d'humilité sont centrales à la gestion adaptative, car elles permettent d'oser expérimenter de nouvelles techniques, mais aussi d'avoir la possibilité de reconsidérer les échecs, et d'adapter les techniques, si nécessaire, selon un processus itératif.
Finalement, les techniques de génie végétal rompent clairement avec le paradigme de gestion « prédire et contrôler », historiquement dominant en ingénierie (Halbe et al., 2015). Tout d'abord, nos résultats illustrent le fait qu'il est difficile de prédire la performance des structures de génie végétal selon une approche théorique, en raison de la complexité des interactions inhérente aux systèmes naturels. Ainsi, le dimensionnement des structures est principalement basé sur des approches empiriques (Evette et al., 2018). De plus, les techniques de génie végétal nécessitent un niveau d'acceptation du risque plus élevé que celui nécessaire à l'utilisation du génie civil. Enfin, les techniques de génie végétal conduisent à une redéfinition de la performance d'un ouvrage de protection qui nécessite d'inclure les bénéfices sociaux (comme la valeur esthétique ou récréative, voir encadré 1) et écologiques ainsi que l'élargissement des échelles spatiale et temporelle des évaluations. Elles proposent ainsi une nouvelle manière de circonscrire le problème (Moreau et al., 2022).
Conclusion
Cet article apporte un éclairage nouveau sur les spécificités des techniques de génie végétal dans un contexte urbain. Elles peuvent être résumées en une phrase revenue plusieurs fois dans les entretiens : « Nous travaillons avec le vivant ». En effet, alors que les plantes sont considérées comme une faiblesse potentielle des ouvrages d'art, leur rôle structurel est central dans le génie végétal.
Plus qu'un changement technique, mettre en place un ouvrage de génie végétal nécessite un changement dans la définition du problème, son diagnostic et la proposition d'action. Travailler avec le vivant implique de redéfinir la performance des structures de contrôle de l'érosion, de renégocier le partage et l'acceptation des risques, d'adopter une posture humble et audacieuse. En somme, les techniques de génie végétal s'inscrivent dans un « paradigme adaptatif », en se basant sur l'expérimentation et le raffinement itératif des stratégies. Cette technique implique donc de rompre avec le paradigme dominant du « prédire et contrôler », qui est particulièrement prégnant en milieu urbain, où les enjeux, renforcés par la densité de la population et l’attractivité de la ville pour les activités économiques, sont importants. Cela pourrait expliquer pourquoi les techniques de génie végétal restent marginales dans la gestion des cours d'eau malgré leurs avantages tant écologiques que sociaux, en particulier en territoire urbain.
Remerciements
Nous remercions l’Agence de l’eau Rhône-Méditerranée-Corse et la Zone atelier bassin du Rhône pour leur soutien financier. Nous remercions également Delphine Jaymond et Philippe Janssen pour leur aide sur le terrain.
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Photo d’entête : M. Cottet
Notes
- Union internationale pour la conservation de la nature.
- Association rivière Rhône-Alpes Auvergne.
Références
- Adam, P., Debiais, N., Gerber, F., & Lachat, B. (2008). Le génie végétal : un manuel technique au service de l’aménagement et de la restauration des milieux aquatiques. La Documentation française, 290 p.
- Bonin, L., Evette, A., Frossard, P. A., Prunier, P., Roman, D., & Valé, N. (2013). Génie végétal en rivière de montagne - connaissances et retours d’expériences sur l’utilisation d’espèces et de techniques végétales : végétalisation de berges et ouvrages bois. Union Européenne, Interreg, Confédération Suisse. https://hal.science/hal-02598614/
- Evette, A., Jaymond, D., Recking, A., Piton, G., Rauch, H. P., & Frossard, P. A. (2018). Mechanical resistance limits of soil bioengineering works for riverbank protection, 6th International Symposium on Life-Cycle Civil Engineering (IALCCE), Oct 2018, Ghent, Belgium, 6 p. https://hal.inrae.fr/hal-02608705
- Halbe, J., Adamowski, J., & Pahl-Wostl, C. (2015). The role of paradigms in engineering practice and education for sustainable development. Journal of Cleaner Production, 106, p. 272-282. doi:10.1016/j.jclepro.2015.01.093
- Janssen, P., Dommanget, F., Cavaillé, P., & Evette, A. (2021). Does soil bioengineering benefits aquatic biodiversity? An empirical study of the relative influence of local and regional drivers on benthic macroinvertebrate assemblages. Ecological Engineering, 168, 106287. doi:10.1016/J.ECOLENG.2021.106287
- Kuhn, T. S. (1962). The Structure of Scientific Revolutions. University of Chicago Press, 284 p.
- Labonne, S., Rey, F., Girel, J., Evette, A. (2007). Historique des techniques de génie biologique appliquées aux cours d'eau, Ingénieries - Eau Agriculture Territoires, 52, p. 37-48.
- Lachat, B. (1998). Conserver, aménager, revitaliser les cours d’eau avec une logique naturelle. Annales de Limnologie, 34, n° 2, p. 227-241. doi:10.1051/limn/1998021
- Moreau, C., Cottet, M., Rivière-Honegger, A., François, A., Evette, A. (2022). Nature-based solutions (NbS): A management paradigm shift in practitioners’ perspectives on riverbank soil bioengineering. Journal of Environmental Management, 308, 114638. doi:10.1016/j.jenvman.2022.114638
- Pahl-Wostl, C., Jeffrey, P., Isendahl, N., Brugnach, M. (2011). Maturing the New Water Management Paradigm: Progressing from Aspiration to Practice. Water Resources Management, 25, p.837-856. doi:10.1007/s11269-010-9729-2
- UICN (2019). Les solutions fondées sur la nature pour les risques liés à l’eau en France. UICN Comité français, Paris, France. https://uicn.fr/les-solutions-fondees-sur-la-nature-risques-eau/
Résumé
Le génie végétal est une technique qui se base sur l’utilisation de végétaux vivants et de leurs propriétés mécaniques ou biologiques pour assurer certaines fonctionnalités. En ville, il peut être utilisé comme une alternative au génie civil pour la stabilisation des berges, la protection contre les inondations et le contrôle de l'érosion. Bien que fournissant de nombreux bénéfices écologiques et sociaux, son utilisation reste encore marginale dans l’aménagement des berges, de surcroît en zone urbaine. Dans cet article, nous questionnons les freins et les leviers pour une utilisation plus large du génie végétal en ville, en nous focalisant sur les perceptions qu’en ont les praticiens (recueillies à travers des entretiens semi-directifs), et les usagers (recueillies à travers une enquête par photo-questionnaire), en relation avec les services écosystémiques rendus par le génie végétal. Nos résultats montrent que selon les praticiens, plus qu’un changement technique, le recours au génie végétal nécessite un changement de paradigme de gestion, à travers une redéfinition de la performance, une meilleure acceptation et partage du risque et un changement de posture professionnelle. Les usagers, quant à eux, accueillent plutôt positivement ces techniques, notamment du fait de leur valeur esthétique, mais expriment tout de même certaines réticences liées à la valeur récréative des berges et au sentiment de vulnérabilité en cas de crue. Le premier type de réticence peut être en partie levé en ménageant, au moment de l’installation des ouvrages, des accès physiques et visuels au cours d’eau ainsi qu’en instaurant un entretien régulier de la végétation. Le second suppose de poursuivre les travaux sur les risques liés à la déstabilisation de ces ouvrages, tant sur le plan physique que sur le plan de son acceptation sociale.
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