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L’adaptation de l’agriculture à la diminution de la ressource en eau en Roussillon : une approche par la géographie des risques

Le bassin méditerranéen, particulièrement les Pyrénées-Orientales, est gravement affecté par le changement climatique, entraînant des températures en hausse et une réduction critique de la disponibilité en eau. Face à ce défi, l'agriculture subit un stress hydrique menaçant son développement et sa viabilité économique. Les institutions européennes, françaises et étatiques proposent diverses stratégies d'adaptation, parfois contradictoires, pour faire face à cette crise. Cette étude explore la manière dont les politiques publiques abordent l'adaptation de l'agriculture et l'efficacité des mesures mises en œuvre pour réduire la vulnérabilité des agriculteurs.

Introduction

Le bassin méditerranéen est considéré comme un hot spot du changement climatique. Les températures augmentent et le cumul, la répartition spatiale et l’intensité des pluies changent. L’évolution de ces variables météorologiques tend à réduire la disponibilité de l’eau ce qui constitue un aléa. Cet aléa est d’autant plus intense en Pyrénées-Orientales où les nappes et cours d’eau atteignent des niveaux critiques après plusieurs années de sécheresse, et les débits des cours d’eau sont voués à diminuer davantage (Labrousse, 2021). Le stress hydrique qui en découle affecte le bon développement biologique des cultures agricoles, et questionne la viabilité économique des territoires. L’agriculture est alors dans une situation complexe qui appelle à l’adaptation du secteur. Pour faire face à la raréfaction de l’eau, les institutions européennes, françaises et étatiques promeuvent des stratégies, parfois ambivalentes, pour l’adaptation de l’agriculture : réduction de la consommation d'eau d'un côté, et renforcement de la dépendance aux systèmes d'irrigation de l'autre. Face à la recrudescence des situations de manque d’eau et des pertes de récoltes en Pyrénées Orientales, ce travail interroge la capacité des stratégies institutionnelle à adapter les exploitations.

Au moyen d’une approche de géographie des risques, cette étude examine les stratégies d’adaptation des exploitants, comprises comme un ensemble d’actions présentes et à venir, motivées par des intentions. Les stratégies sont recueillies au moyen d’entretiens semi-directifs puis analysées selon une approche qui considère que les agriculteurs se rendent vulnérables en interférant avec l’aléa. Nous pensons que ces interférences sont le résultat de processus qui prennent sens au-delà de l’exploitation agricoles. C’est pourquoi l’analyse des entretiens replace l’exploitation dans son territoire et sa filière. Puis les stratégies sont classées en fonction de leur efficacité à réduire la vulnérabilité des agriculteurs face à la raréfaction de l'eau, et au moyen d’un logiciel.

Dans un premier temps il est nécessaire de cadrer scientifiquement cette étude car le concept d’adaptation est de plus en plus étudié. Sont présentés ensuite la méthode et les résultats de l’analyse qui aboutissent à classer les stratégies d’adaptation en fonction de la capacité des agriculteurs à réduire leur vulnérabilité à la raréfaction de l’eau.

Démarche scientifique et production de données géographiques

Plus qu’un processus de changement d’un état vers un autre, l’adaptation est aussi un processus social complexe qui fait intervenir un ensemble de paramètres sociaux et techniques. L’étude de l’adaptation par l’approche des risques est privilégiée par le GIEC1 (Begum et al., 2022). Cette approche revient à placer le système humain étudié au cœur de la création du risque, alors qu’il est considéré comme extérieur dans des approches plus technicistes et institutionnelles. L’objectif de cette première partie est de présenter le cadre théorique de notre approche de géographie des risques et de l’adaptation, ce qui va permettre de lire les stratégies des exploitants dans la deuxième partie.

L’adaptation comme une modalité de la vulnérabilité

La conceptualisation de l’adaptation remonte aux années 1970. Puis, son imbrication à l’approche des risques a permis de relier adaptation et vulnérabilité. La vulnérabilité d’un enjeu à un aléa renvoie à son exposition et à sa sensibilité à l’aléa : plus il est exposé et sensible à un aléa, plus il est vulnérable. Afin de diminuer sa vulnérabilité, le système social ajuste son exposition et sa sensibilité, il s’adapte. L’adaptation d’un enjeu revient à diminuer sa vulnérabilité à l’aléa (Adger, 2006). C’est l’approche préconisée par le GIEC : l’adaptation y est détaillée comme étant un processus de réduction de la vulnérabilité afin de diminuer le risque à un aléa (Begum et al., 2022).

Quand bien même l’adaptation est reliée au risque et à la vulnérabilité, l’adaptation est considérée soit comme une question de technique, soit une question de société (Adamson et al., 2018). Dans le premier cas, cela implique que l’aléa et la vulnérabilité sont distincts, et que le risque est le résultat de l’impact de l’aléa physique sur un enjeu. C’est une approche technique du risque où l’adaptation prend la forme de techniques de protection ou de résistance qui protègent les enjeux de l’aléa (ex. : les digues). Dans le second cas, le risque est le résultat d’interactions construites entre l’enjeu et l’aléa. L’adaptation correspond à la réduction de ces interactions et interroge le rôle de la société et de l’enjeu dans la construction de ces interactions. Cette approche s’insère dans la posture sociale des risques comme proposée par Ulrich Beck dans La société du risque (Beck, 1992). C’est alors une approche sociale de l’adaptation et du risque. Dans une démarche géographique, cette approche implique de relier les formes d’organisation spatiale, modes d’occupation et aménagements des territoires au risque et à l’adaptation.

La réduction de la vulnérabilité de l’agriculture selon les dispositifs des politiques publiques

En France, la réduction de la vulnérabilité des agriculteurs aux aléas est un sujet emparé par les politiques et scientifiques depuis les années 2000. En cas d’inondation, la caractérisation de la vulnérabilité des agriculteurs prend la forme d’une quantification monétaire des pertes résultant de l’inondation (perte de cultures, d’aides, etc.). Ainsi, plus les pertes sont élevées, plus un exploitant serait vulnérable. Cette approche justifie d’avoir recours à des mesures de réduction de la vulnérabilité par compensations financières des pertes (assurances, indemnisations). L’idée est alors de réduire la vulnérabilité en compensant les dommages causés par l’aléa. Néanmoins, cette approche a été critiquée car elle ne reflète pas réellement la vulnérabilité de l’exploitation agricole. Plusieurs travaux ont cherché à caractériser la vulnérabilité de l’agriculture aux inondations (Barbut et al., 2004). Il en ressort que c’est le degré de perturbation d’une exploitation suite à une inondation qui informe de la vulnérabilité de l’exploitation. Tout un ensemble de facteurs socio-économiques et socio-démographiques propres à l’exploitant et/ou à l’exploitation détermine ce degré de perturbation, et non pas seulement les dommages sur la parcelle. Comprendre le fonctionnement des exploitations, et la perturbation de ce fonctionnement causé par un aléa, nécessite d’adopter une démarche individuelle et systémique qui insère l’exploitation dans un territoire et une filière où les actions des exploitants prennent sens, mais où elles sont aussi contraintes (Purseigle et Mazenc, 2021).

Pour autant la gestion du manque d’eau et des sécheresses, au court terme et au long terme, faite par l’État est parfois ambivalente, voire incompatible avec le fonctionnement des exploitations. Cette incompatibilité a été mise en évidence en 2023 avec le rapport sur la gestion des sécheresses (Bertrand et al., 2023). Au court terme, les mesures de gestions de crises de sécheresses sont souvent mal applicables aux prélèvements agricoles, et mal anticipées par les exploitants. De plus, l’arrêt de la mise en eau des systèmes d’irrigation n’est pas compatible avec le fonctionnement de ces systèmes (Kypreos et al., 2023 ; Kypreos et al., 2024). De plus, ce rapport préconise des mesures structurelles au long terme afin de réduire les prélèvements en eau. Ces mesures sont comprises comme celle issues des dispositifs qui encadrent les politiques agricoles et d’adaptation au changement climatique, et impulsent de nouvelles pratiques agricoles. Or, ces mesures conçoivent en partie l’adaptation de l’agriculture par l’accès à l’eau et par le développement de l’agriculture en soutenant les investissements dans la continuité d’une approche de Climate Smart Agricutlure (CSA), ce qui véhicule l’idée selon laquelle le changement climatique impose un défi technologique aux sociétés. En plus d’être ambivalentes en renforçant la dépendance à l’eau des exploitations, elles ne réinterrogent pas le système dans lequel les actions de l’exploitant prennent sens, à savoir la filière et le territoire.

En considérant l’aléa comme un hybride, composé d’une dimension sociale et physique (Lespez et Dufour, 2021), nous questionnons le rôle des politiques, des territoires ainsi que des filières dans la création et l’aggravation de l’aléa de diminution de la ressource en eau (Owen, 2020 ; Kypreos et al., 2023 ; Kypreos et al., 2024). Ainsi, l’adaptation de l’agriculture ne serait pas qu’une question de technologie, mais aussi de territoire.

L’adaptation de l’agriculture à la diminution de la ressource en eau en Pyrénées-Orientales

Les politiques agricoles et d’adaptation européenne, nationale et régionales jusqu’à l’échelle locale (Panarin et al., 2018 ; Ministère de l'Agriculture et de la Souveraineté alimentaire, 2024) considèrent l’adaptation à la diminution de la ressource en eau par une multitude d’approche, depuis l’agroécologie à la smart-irrigation. Pour autant, la région Occitanie soutient principalement les investissements en hydraulique individuelle et collective.

En Pyrénées Orientales, de nombreux canaux d’irrigation dilatent les limites du bassin versant de la Têt pour former un bassin déversant, soit l’aire d’influence hydrologique et hydraulique du fleuve déterminée par les usages de l’eau (Ruf, 2012) (figure 1). La gestion collective de l’eau est une particularité territoriale qui se compose de nombreux ancrages comme les canaux ou les associations d’irrigants qui les gèrent (associations syndicales autorisées, ou ASA). Ainsi, l’adaptation selon les institutions repose sur la valorisation des canaux quantification du stock d’eau afin de repenser le partage de volumes d’eau entre usagers et secteurs économiques. Cette quantification justifie d’une politique de la demande (économies d’eau, étanchéification des canaux d’irrigation gravitaires), d’une politique de substitution des ressources, mais aussi d’une politique de l’offre en eau avec le soutien dans les investissements dans l’hydraulique individuelle et collective (figure 1, photo 1). Ainsi, des projets de transfert d’eau et d’extension des réseaux d’irrigation se multiplient. D’autres projet refont aussi surface comme l’extension d‘Aqua-Domitia afin d’irriguer le Roussillon avec l’eau du Rhône.

Figure 1. Localisation des projets d’irrigation conçus dans le cadre de la stratégie d’adaptation portée par les politiques publiques dans le bassin déversant de la Têt.

Photo 1. Projet d’irrigation de la vigne à Pézilla-la-Rivière.
Photo : © Kypreos, 2023.

Ces mesures ont permis d’économiser 14 millions de m3 d’eau (CA662), soit l’équivalent des volumes de prélèvements connus dans les nappes et près de la moitié de la consommation agricole nette depuis des canaux. Pour autant, la ressource en eau poursuit sa diminution. Des restrictions d’usage de l’eau restent en vigueur depuis le printemps 2022. L’irrigation est interdite en moyenne un jour sur trois et deux jours consécutifs sur quatre au cours de l’été 2023 (DDTM663). Au-delà du manque de pluie, la réduction de l’irrigation empêche le bon développement physiologique des plantes et intensifie la pression sur le secteur agricole. Quand bien même les dispositifs règlementaires et mesures d’adaptation sont territorialisées, ils tendent à externaliser le rôle de l’humain dans la création des pénuries en eau. De plus, ces constats font échos au retour d’expérience sur la gestion des sécheresses dont les mesures sont parfois incompatibles au fonctionnement des exploitations (Bertrand et al., 2023). Cela justifie de s’intéresser aux stratégies des exploitants avec une approche systémique et territorialisée afin de comprendre comment les exploitants s’ajustent à la diminution de la ressource en eau.

Comment distinguer les situations de vulnérabilité au moyen des stratégies d’adaptation ?

La réalité vécue des individus et leurs dires sont des sources d’information qui permettent de comprendre les phénomènes par ceux qui en font l’expérience (Louart, 2020). Cette approche constructiviste est qualitative et mobilise l’enquête individuelle par entretiens semi-directifs afin de produire le matériau de recherche.

Les exploitants agricoles sont des producteurs d’informations sur le territoire et sur le fonctionnement des exploitations agricoles (Bonin et Houdart, 2008). Dans le cadre de ce travail, les stratégies sont comprises comme étant le résultat de processus cognitifs qui informent aussi bien sur le territoire que sur la vulnérabilité des exploitants. La construction de la grille d’entretien a été guidée par les interrogations et hypothèses concernant le rôle des institutions, la logique des actions et l’intentionnalité des exploitants insérés dans leurs filières, ainsi que l’influence du territoire sur cette logique. Dans le cadre d’une convention entre la Chambre d’agriculture des Pyrénées-Orientales et l’Université de Perpignan un échantillon d’exploitants a été constitué de manière à pouvoir explorer la plus grande diversité possible des situations d’exposition au risque, selon la dimension économique de l’exploitations agricole, ses systèmes de culture ou d’élevage, ses modes de production. Quarante-cinq entretiens ont ainsi été effectués.

Une fois les entretiens retranscrits, les actions et projets d’action des exploitants ont été traduits en fonction de leur capacité à réduire l’exposition à l’aléa (l’exposition) ou l’impact des pénuries sur le fonctionnement des exploitations (la sensibilité). Cette approche nécessite de caractériser finement l’aléa : pour cela, nous exploitons les travaux de Labrousse (2021). Sa thèse a mis en évidence une poursuite de la diminution de la ressource en eau superficielle et d’augmentation de la température moyenne jusqu’à 2100. Les cumuls de précipitations n’évolueront pas de manière sensible mais la fréquence des pluies et leur intensité vont changer et les sécheresses estivales et hivernales deviendront plus marquées. La disponibilité de la ressource en eau sera plus irrégulière dans l’espace et dans le temps. Selon le scénario pessimiste du GIEC et le modèle hydrologique de Camille Labrousse, les débits de la Têt pourraient diminuer de 85 % d’ici 2100 par rapport à aujourd’hui (Labrousse, 2021). Cette caractérisation de l’aléa fait office de filtre objectif au travers duquel sont lues les stratégies des exploitants. Cela permet de traduire les actions et projets d’action en augmentation ou diminution de la sensibilité et de l’exposition de l’exploitation à l’aléa. La lecture, puis l’analyse des stratégies sont systématisées par l’utilisation d’un outil d’analyse textuelle qualitative, le logiciel MAXQDA4. Cette dernière étape permet de classer et hiérarchiser les stratégies afin de rendre compte de leur capacité à diminuer la vulnérabilité des exploitants.

Les stratégies d’adaptation des agriculteurs dans le bassin déversant de la Têt

Les entretiens ont été effectués sur les exploitations. En partageant l’histoire de leur exploitation, chaque exploitant a fait part de ses problématiques. Ces quarante-cinq récits de vie sont tous originaux, ce qui complexifie l’étude de l’adaptation à la diminution de la ressource en eau. S’il n’y a pas de solution holistique ni d’unique bonne pratique, n’y a-t-il pas un autre moyen de lire, de comprendre et de hiérarchiser les stratégies des exploitants ?

Toutes les stratégies sont-elles adaptatives ?

Une fois les quarante-cinq entretiens retranscrits et chargés dans le logiciel MAXQDA, il a fallu identifier les stratégies des exploitants. On a considéré que les stratégies d’adaptation pouvaient être lues à partir de la somme des actions entreprises et à venir par les exploitants agricoles. Nous avons pris en compte ces stratégies d’actions à l’échelle de toute l’exploitation à partir du moment où les actions affectaient l’exposition ou la sensibilité de l’exploitation à l’aléa. Les actions ont été regroupées en fonction du type de modification induite dans le fonctionnement de l’exploitation : modification du système de cultures, extension ou réduction de la superficie cultivée, évolution des pratiques agronomiques, etc. Une quinzaine d’actions et intentions ont été identifiées et classées. Par la suite, l’ensemble des actions des exploitants ont été traduites en « évolution d’exposition et sensibilité à l’aléa ». Par exemple, les actions de plantation de cultures ou de variétés moins consommatrices d’eau ont été traduites en « diminution de l’exposition ». La modification du système de commercialisation afin d’assurer la rentabilité de l’exploitation malgré des phénomènes de manque d’eau a été traduite en « diminution de la sensibilité » et les actions qui intensifient les manières de produire ont été traduite en « augmentation de la sensibilité ». À la suite de ce travail de traduction, le logiciel MAXQDA relie les évolutions d’exposition et de sensibilité à chacun des exploitants interviewés, puis les affiche sur un plan. Là où chaque stratégie était unique et subjective avant le traitement, l’utilisation du logiciel permet de lisser la subjectivité tout en conservant d’information (figure 2).

Figure 2. Stratégies d’adaptation et trajectoires de vulnérabilité des exploitants agricoles à la diminution de la ressource en eau (corrélations établies au moyen de l’outil « code map » du logiciel MAXQDA).

Analyse des stratégies

Premièrement, le traitement statistique par le logiciel ne fait pas apparaître de lien entre les actions et les projets d’actions. Ainsi, ce n’est pas parce qu’un exploitant a diminué son exposition par le passé face à un aléa, qu’il adoptera la même stratégie pour l’aléa dans le futur. Deuxièmement, nous n’avons pas utilisés les terminologies existantes (Fedele, 2019) car avec notre lecture des stratégies, la transformation d’une exploitation ne réduit pas forcement sa vulnérabilité.

L’analyse de stratégies a fait apparaître quatre types de stratégies. La stratégie « inadaptative » concerne des stratégies où l’exposition et la sensibilité de l’exploitation augmentent d’après la stratégie de l’exploitant. Par exemple, un viticulteur nous a expliqué qu’après avoir assuré son accès à un canal gravitaire, il arrachera ses vignes, quittera sa coopérative viticole et plantera des avocatiers sur géotextile qu’il écoulera en direct à la grande et moyenne surface. Quand bien même l’évaporation est limitée, l’exploitant expose son exploitation à la réduction de l’eau dans les canaux, et construit un fonctionnement d’exploitation plus sensible aux évènements de manque d’eau.

Un autre viticulteur décide d’irriguer davantage ses ceps afin d’augmenter leur résistance et d’assurer une production d’un type de vin qui représente la majorité de son chiffre d’affaires et la politique de la coopérative viticole dans laquelle il est. Cette stratégie expose davantage l’exploitation à la diminution de la ressource en eau. Pareillement, un maraîcher décide d’installer des systèmes d’irrigation plus économes en eau mais doit maintenir ses récoltes de salades afin d’assurer les contrats qui lient la coopérative et des clients. Il pallie le manque d’eau mais n’ajuste pas le fonctionnement global de son exploitation à une nouvelle réalité hydrologique. Ces stratégies où la réduction de vulnérabilité est partielle sont catégorisées de « palliatives ».

D’autres exploitants adoptent une stratégie « adaptative » qui contribue à garantir la rentabilité économique de leur activité en transformant ou en ajustant le fonctionnement de leur exploitation à une nouvelle réalité hydrologique. Par exemple, un viticulteur perfectionne ses techniques de greffe afin de rendre les ceps plus résistants au manque d’eau, tout en adoptant une stratégie commerciale offensive afin d’assurer ses ventes via sa cave particulière. Un autre arboriculteur choisit de transformer profondément son exploitation. Il a quitté la coopérative fruitière, a remplacé ses pêchers par des oliviers, a installé un système d’irrigation plus économe connecté aux canaux gravitaires, et a trouvé de nouveaux débouchés commerciaux départementaux et nationaux. Néanmoins, certains exploitants qui ont engagé une démarche « adaptative », ont par la suite accru leur exposition. Par exemple, exploitant en permaculture décide de se diversifier en expérimentant des cultures tropicales dont les besoins en eau sont plus élevés (photo 2).

Photo 2. Dans ces serres chauffées (cheminée de la chaudière visible en arrière-plan) qui se multiplient sur le territoire, des légumes d’été, des agrumes et arbres tropicaux sont cultivés
Photo : © Kypreos, 2023.

Ce travail ne cherche pas à identifier de « bonne stratégie » territorialisée, ou de « mauvaise » stratégie déterritorialisée. La compréhension des filières, des modes d’accès à l’eau et ses modes de gestion ou les coopératives expliquent en partie la forme des stratégies des exploitants. Ces ancrages peuvent contraindre les exploitants et augmenter leur vulnérabilité au long terme. Dans ce cas, certains exploitants décident d’adopter des stratégies plus ou moins déterritorialisées afin de réduire leur vulnérabilité. Dans d’autres cas la déterritorialisation des stratégies peut augmenter la vulnérabilité des exploitations. L’accès à l’eau ou la technologie n’engage pas l’adaptation des exploitations, mais l’insertion dans le marché, où la dépendance au marché, est un dénominateur commun qui oriente les stratégies des exploitants. Les stratégies des exploitants prennent sens dans les territoires où ils sont, ainsi que dans les filières dans lesquels ils sont insérés.

Conclusion

Si l’on s’en tient au concept, l’adaptation correspond à une diminution de l’exposition et de la sensibilité d’un système à un aléa. Face à la raréfaction de la ressource en eau, le recours à la technique peut permettre d’adapter les exploitations, mais en aucun cas, l’adaptation peut se résumer par la technique. En cherchant à savoir pourquoi et comment les exploitants s’adaptent, ce travail a permis de révéler le rôle prépondérant de facteurs extérieurs à l’exploitation qui influencent les actions des exploitants ainsi que leur vulnérabilité. Le territoire et le rapport au marché sont des éléments qui doivent nécessairement être interrogés afin d’infléchir les trajectoires de fonctionnement d’exploitation vers une réduction de leur vulnérabilité. Cette inflexion peut prendre du temps, et une stratégie adaptative à long terme peut être une stratégie non adaptative à court terme (Magnan et al., 2020). Pour autant, en maintenant cette segmentation entre société et aléa, et en ne questionnant pas le territoire et les filières agricoles, l’aléa peut s’aggraver ce qui limitera davantage le « lissage des crises » avec les mesures de gestion des sécheresses. Agir sur les filières et interroger les territoires sont des entrées qui doivent être davantage empruntées par les institutions afin de réduire la vulnérabilité des exploitations et des territoires au changement climatique.

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Photo d’entête : pf30 (Adobe Stock)

Notes

  • 1. Groupe d'experts intergouvernemental sur l'évolution du climat.
  • 2. Chambre d’agriculture des Pyrénées-Orientales.
  • 3. Direction départementale des territoires et de la mer des Pyrénées-Orientales.
  • 4. MAXQDA un logiciel d’analyse des données qualitatives qui permet de systématiser et faciliter l’analyse de matériau qualitatif en les transcrivant en langage informatique au moyen du codage de texte. Cela signifie que des portions de texte sont transcrites en codes dont l’intitulé rappelle l’information portée par la portion de texte. Les entretiens sont ainsi lus par le logiciel comme une suite de codes ce qui permet de croiser les entretiens entre eux, les analyser ou les grouper au moyen de nombreux outils que propose le logiciel.

Références

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Résumé

L'adaptation de l'agriculture est un sujet d'actualité et de société. Cet enjeu est d'autant plus fort dans les Pyrénées-Orientales, où les années successives de sécheresse ont intensifié les crises sociales, économiques et environnementales. Malgré une stratégie d'économie d'eau qui a permis de réduire drastiquement les volumes d'eau utilisés par les agriculteurs, la pénurie de ressources s'intensifie. Cette étude examine la manière dont les politiques publiques abordent l'adaptation de l'agriculture et l'efficacité de ces mesures pour réduire la vulnérabilité des agriculteurs. Pour ce faire, elle étudie les stratégies des agriculteurs à partir d'entretiens semi-directifs, traités à l'aide d'un logiciel d'analyse qualitative. En prenant en compte l'ensemble des actions présentes et futures des agriculteurs dans une approche systémique et territoriale, ce travail a permis d'identifier quatre stratégies d'adaptation différentes qui prennent sens dans le territoire où elles se déroulent. L'adaptation au manque d'eau peut prendre différentes formes et ne peut se réduire à l'accès à l'eau. Dans certains cas, la politique d’offre en eau appuyée par les institutions augmente la vulnérabilité des exploitations.

Auteurs


Vassili KYPREOS

vassili.kypreos@univ-perp.fr

Affiliation : UMR CNRS 5281 ART-Dev, Université de Perpignan Via Domitia, 52 avenue Paul Alduy, 66860 Perpignan.

Pays : France

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