Efficience de l’irrigation à la parcelle. Quelles marges de manœuvre pour des économies d’eau ?
Dans le contexte du changement climatique, toutes les régions du monde font simultanément face à une demande alimentaire croissante, une baisse de la disponibilité de l'eau et des utilisations concurrentes de l'eau. L'agriculture est responsable de prélèvements d'eau douce principalement pour l’irrigation : environ 70 % des prélèvements totaux au niveau mondial (FAO, 2015) et 12 % en France (Gleick, 2014). Les économies d’eau en irrigation sont donc devenues un besoin urgent. Cet article propose une synthèse bibliographique des différentes approches envisageables pour réduire la consommation de l’eau à l’échelle de la parcelle.
Économiser l’eau en réduisant les besoins en eau d’irrigation des cultures
Choisir les espèces et variétés cultivées
La consommation en eau des cultures dépend de la position temporelle de leur cycle et de sa durée. Le choix d’espèces à cycle de développement hors des périodes à fortes demandes climatiques réduit les besoins d’irrigation (figure 1). De même, la culture d’espèces physiologiquement tolérantes au stress hydrique, comme le tournesol ou le sorgho, ou d’espèces à capacités élevées d’enracinement et d’extraction de l’eau du sol, comme la vigne ou la luzerne, diminue le risque de pertes de rendement en périodes de forte tension sur la ressource en eau (Leenhardt et al., 2020).
Enfin, les plantes à forte efficience de rendement ont une capacité physiologique à produire beaucoup de biomasse et un rendement élevé par unité d’eau transpirée. Les oléagineux et légumineuses ont des efficiences de rendement plus faibles que les céréales. Les plantes à métabolisme en C4
La diversification et l’allongement des rotations permet d’inclure des espèces moins demandeuses en eau d’irrigation, et donc de réduire les besoins en eau à l’échelle de la rotation culturale.
Mieux valoriser l’eau de pluie pour réduire les besoins en eau d’irrigation
Toutes les actions permettant de mieux valoriser les précipitations d’un territoire par l’agriculture vont limiter le recours à l’irrigation. Citons en particulier, les pratiques visant à augmenter l’infiltration d’eau de pluie (cultures en courbes de niveau, billonnage, couverture du sol), et son stockage dans le sol (apport de matières organiques). Par ailleurs, pour une espèce donnée, la stratégie d’esquive consiste à décaler les stades de développement les plus sensibles au déficit hydrique pour qu’ils ne coïncident plus avec des périodes de sécheresse, mais au contraire avec les périodes de plus grande disponibilité de l’eau de pluie. Elle permet de réduire les besoins en eau d’irrigation en choisissant des variétés précoces à développement plus rapide et/ou en avançant la date de semis des cultures de printemps dont le cycle de croissance peut se terminer avant les périodes critiques.
Économiser l’eau en réduisant les pertes en eau ou améliorer l’efficience
Qu’est-ce que l’efficience de l’eau d’irrigation ?
La définition de l'efficience de l'irrigation évolue dans le temps, selon les utilisateurs et les échelles considérées (Seckler et al., 2003 ; Jensen, 2007). L'approche historique a défini l'« efficience classique » comme le rapport entre l'eau utilisée de manière bénéfique par la culture et l'eau fournie à la parcelle. Dans ce cas, l'eau quittant la parcelle est considérée comme une perte (Hsiao et al., 2007). Plus tard, l'approche « néoclassique » a pris en compte la part d’eau d’irrigation potentiellement disponible pour une réutilisation en aval (Richter et al., 2017), l’eau quittant la parcelle étant réutilisable à l’échelle du bassin versant.
Depuis sa sortie de la station de pompage jusqu’à son utilisation effective par la culture, l’eau d’irrigation franchit plusieurs étapes : transport jusqu’à la parcelle, distribution dans la parcelle, application dans l’air, stockage dans le sol et consommation par la plante (figure 2). Diverses pertes peuvent avoir lieu au cours de ce cheminement (flèches rouges). À l’échelle de la parcelle, ces pertes proviennent des fuites dans les canalisations et équipements, de l’évaporation directe dans l’air et de la dérive due au vent en aspersion, du ruissellement et du drainage, de l’eau résiduelle dans le sol après récolte qui représente un stockage excessif d’eau d’irrigation, de la transpiration des mauvaises herbes et enfin de l’évaporation du sol. L’efficience de l’eau d’irrigation à la parcelle est alors le rapport entre le volume d’eau d’irrigation effectivement transpiré par la culture et le volume d’eau d’irrigation fourni en entrée de parcelle. La productivité de l’eau d’irrigation est le rapport entre le supplément de rendement permis par l’irrigation et le volume d’eau d’irrigation fourni en entrée de parcelle. Économiser l’eau d’irrigation revient à réduire les différentes pertes le long du cheminement de l’eau dans la parcelle, c’est-à-dire à améliorer l’efficience globale de l’irrigation (voir également Serra-Wittling et al., 2020).
Quels leviers pour réduire les pertes ?
Leviers agronomiques
Les leviers agronomiques sont à actionner en priorité car ils permettent de mieux valoriser l’eau de pluie et ensuite, si l’irrigation s’avère nécessaire, d’économiser de l’eau d’irrigation. Ils agissent sur la taille du réservoir utile (RU) en eau
Leviers technologiques
Ils concernent les équipements d’irrigation proprement dits, ainsi que la manière de les utiliser.
Adopter un système d’application plus efficient
Un système d’irrigation efficient permet de réduire les pertes. Ainsi, des économies d’eau sont réalisées en passant de l'irrigation gravitaire ou de l’aspersion à l'irrigation localisée. L’irrigation localisée élimine les pertes par dérive et évaporation directe de l’aspersion. Du fait des doses appliquées plus faibles et des débits plus bas, elle réduit également le ruissellement et le drainage. Le goutte à goutte enterré réduit considérablement l'évaporation de l’eau d’irrigation du sol (Bonachela et al., 2001). Les valeurs moyennes d'efficience à la parcelle couramment adoptées sont 55-75 % pour l’enrouleur, 60-85 % pour la couverture intégrale, 75-90 % pour les pivots traditionnels, 70-95 % pour les micro-asperseurs et le goutte à goutte de surface, et 75-95 % pour le goutte à goutte enterré (Howell, 2003).
Optimiser l’uniformité de distribution
Une faible uniformité de distribution de l’eau peut être due à un mauvais dimensionnement de l’installation entraînant des écarts de débit, à une variation des conditions hydrauliques de fonctionnement, aux conditions ventées (Weber et Granier, 2012), au colmatage. Une bonne uniformité contribue à une plus grande efficience car elle évite les zones sur-irriguées et donc les pertes par ruissellement/drainage. Par exemple, en couverture intégrale, Carrión et al. (2014) montrent expérimentalement une efficience plus élevée en quadrillage de 15 m x 15 m qu’en 18 m x 18 m en raison d’une meilleure uniformité avec l’espacement rapproché.
Améliorer un système existant
Une autre façon de tirer parti de la technologie consiste à ajouter certains dispositifs à un système existant. Sur canons enrouleurs, les systèmes de brise-jet ou d’angle réglable évitent les pertes en eau par débordement hors de la parcelle ciblée (routes ou parcelles voisines). Sur pivots, un système d'irrigation à débit variable (VRI) peut permettre des économies d’eau de l’ordre de 15 % (Ghinassi et Pezzola, 2014 ; Zhao et al., 2017) en évitant les zones sur-irriguées et donc les pertes par ruissellement/drainage.
Optimiser l’utilisation du matériel
Les problèmes d’étanchéité ou de fuites dans les tuyaux d’amenée d’eau au sein de la parcelle ou dans les équipements eux-mêmes (tuyau d’un enrouleur), provenant de la vétusté du matériel et de son mauvais entretien, sont susceptibles d’entraîner jusqu’à 10 % de pertes. Supprimer les fuites permet naturellement d’économiser de l’eau. De même, choisir les heures d’application de l’eau permet de réduire les pertes par évaporation directe en aspersion qui représentent, en règle générale, moins de 5 % de l’eau appliquée lors d’une journée chaude (Molle et al., 2011). On recommande d’éviter d’irriguer en aspersion durant la plage horaire 11-15 h, heure à laquelle la température et le rayonnement sont les plus élevés. Enfin, pour limiter les pertes par dérive, l’aspersion est déconseillée en journées fortement ventées, de même que durant la plage horaire 12-18 h (vent thermique).
Leviers de pilotage de l’irrigation
Le pilotage de l’irrigation consiste à ajuster la fréquence et les doses d'irrigation en fonction d'une stratégie d'irrigation optimisée par des modèles ou en fonction des conditions climatiques combinées au statut hydrique mesuré de la plante ou du sol. Les capteurs utilisés pour suivre l'état hydrique des plantes (dendromètres, capteurs de flux de sève…) ou du sol (sondes capacitives, tensiomètres) permettent d'éviter la sur-irrigation et donc de réduire les pertes par ruissellement, drainage et/ou eau résiduelle dans le sol après la récolte. Les solutions digitales pour le pilotage de l’irrigation (drone, images satellite, stations agro-météo connectées) permettraient des économies d’eau de 15 à 20 % par rapport à une irrigation traditionnelle (DATI project, 2021). La figure 3 présente les consommations en eau d’irrigation pour la culture de la courgette de plein champ, avec irrigation en goutte à goutte de surface pilotée soit selon l’évapotranspiration maximale (ETM), soit à l’aide de tensiomètres. L’économie d’eau réalisée grâce aux tensiomètres est de 53 à 68 % par rapport au pilotage à l’ETM, avec des rendements nettement supérieurs aux rendements prévisionnels (Gard et al., 2016).
Quelles marges de manœuvre pour des économies d’eau ?
Leviers agronomiques
Même si de nombreux travaux illustrent l’impact de la gestion du sol sur ses propriétés en lien avec l’eau, trop peu de références existent sur leurs conséquences sur l’irrigation et les économies d’eau. Sur cultures maraîchères en ACS en Uruguay, ayant observé une augmentation du réservoir utile du sol de 9,5 % et une diminution du drainage de 37 %, Alliaume et al. (2017) modélisent une économie d’eau d’irrigation potentielle allant de 27 à 44 %. Cependant, dans la pratique, il est généralement observé que les exploitants en ACS irriguent de la même manière qu’en conventionnel, sans tirer avantage de l’évolution des propriétés de leur sol en ACS. Des recherches complémentaires sont donc encore nécessaires.
Leviers technologiques
Un référentiel (tableau 1) a été établi pour évaluer a priori les économies d’eau potentiellement réalisables en changeant de système d’irrigation, en se basant sur des références d’économies d’eau réalisées à la parcelle avec les divers systèmes d’irrigation sous pression (Serra-Wittling et Molle, 2017). Les références collectées couvrent une période de trente ans, sur un large éventail de cultures et de conditions pédoclimatiques du territoire métropolitain français. Les consommations d'eau ont été comparées entre deux systèmes d'irrigation différents (aspersion ou système localisé) dans le même contexte (même année, même sol, même culture). Dans ce tableau, les valeurs sur la diagonale concernent le renouvellement d'un système à l'identique, c'est-à-dire le remplacement d'un ancien système par un nouveau.
Maïs et autres grandes cultures | |||||
Économie d'eau (%) | Nouveau | ||||
Ancien | Enrouleur | Enrouleur | Pivot basse pression | Goutte-à-goutte de surface | Goutte-à-goutte enterré |
Enrouleur | 10 | 10 | 5-20* | 10-20* | 15-35* |
Enrouleur | - | 10 | 5-20* | 15-25* | 20-25* |
Pivot/rampe | - | - | 5-10* | 5-15 | 10-25 |
Goutte-à-goutte de surface | - | - | - | 10-20 | 15-20 |
Goutte-à-goutte enterré | - | - | - | - | 10-20 |
Arboriculture | |||||
Économie d'eau (%) | Nouveau | ||||
Ancien | Aspersion sur frondaison | Aspersion sous frondaison classique | Aspersion sur frondaison/microjet | Goutte-à-goutte de surface | Goutte-à-goutte enterré |
Aspersion sur frondaison | 10 | 10 | 15-30* | 20-35 | 25-35* |
Aspersion sous frondaison/microjet | - | - | 10-20 | 15-25 | 15-30 |
Goutte-à-goutte de surface | - | - | - | 10-20 | 5-15 |
Goutte-à-goutte enterré | - | - | - | - | 10-20 |
Maraîchage de plein champ | |||||
Économie d'eau (%) | Nouveau | ||||
Ancien | Couverture intégrale | Mini-aspersion | Goutte-à-goutte de surface | ||
Couverture intégrale | 10 | 5-10* | 5-15* | ||
Mini-aspersion | - | 10-20 | 10-30 | ||
Goutte-à-goutte de surface | - | - | 10-20 |
Leviers de pilotage de l’irrigation
De la même manière, un référentiel des économies d'eau réalisables par l’adoption de sondes de sol (sondes capacitives ou tensiomètres) ou de plante (dendromètre) a été établi (tableau 2) à partir de consommations d'eau observées entre deux modes de pilotage (sans et avec sondes d’état hydrique du sol ou de la plante) dans le même contexte.
Tensiomètres ou sondes capacitives | Tensiomètres + dendromètres |
Grandes cultures | |
15-20 | - |
Arboriculture | |
10-20 | 15-30 |
Maraîchage de plein champ | |
15-40 | - |
Ces deux référentiels d’économies d’eau potentiellement réalisables, soit par un changement de système d’irrigation, soit par l’adoption de sondes de sol ou de plante pour le pilotage de l’irrigation, peuvent être utilisés pour évaluer ex ante les économies d'eau que l’on peut attendre lors de la modernisation d’installations d’irrigation. Ils peuvent également aider les politiques publiques à évaluer la réduction potentielle des prélèvements d'eau pour l'irrigation à l'échelle de la région ou du bassin. En outre, ils peuvent fournir des informations aux institutions de financement et aux organismes de réglementation, comme l'Union européenne, afin d'orienter les subventions vers les équipements les plus pertinents en termes de potentiel d'économie d'eau.
Ce qu’il faut retenir
Réaliser des économies d’eau en irrigation passe par la réduction des pertes en eau, c’est-à-dire par l’amélioration de l’efficience de l’irrigation à la parcelle.
Améliorer l’efficience à la parcelle se fait d’abord par les pratiques culturales, en particulier la gestion du sol, qui permet de mieux valoriser l’eau de pluie (et d’irrigation si nécessaire). Cependant, très peu de références sont encore disponibles sur les économies d’eau réalisables à travers ces pratiques.
Améliorer l’efficience se fait ensuite par la modernisation des systèmes d’irrigation : changement de système et pilotage de l’irrigation. De nombreux progrès technologiques ont été réalisés pour concevoir des systèmes d’application de l’eau économes ; toutefois le potentiel d’économies d’eau est faible en années très sèches. Les outils de pilotage de l’irrigation sont relativement peu utilisés et de grandes marges de progrès existent encore ; de plus, ces outils permettent des économies d’eau élevées même en années sèches (Serra-Wittling et al., 2020).
Afin de favoriser les économies d’eau en contexte de changement climatique, il est important d’inciter les investissements de matériels économes en eau, mais aussi les améliorations de pratiques d’irrigation dont le pilotage de l’irrigation.
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Photo d’entête : © Jonathan W. Cohen (Adobe Stock)
Notes
- 1. Pour les plantes dites « en C4 », la première molécule produite lors de la fixation du CO2 est un sucre à quatre atomes de carbone (l'oxaloacétate). Alors que pour les plantes dites « en C3 », la première molécule organique produite lors de l'assimilation du CO2 est une molécule à trois atomes (l'acide phosphoglycérique) (source : Wikipedia).
- 2. Le réservoir utile en eau d’un sol (RU) représente la quantité d’eau maximale que le sol peut contenir et restituer aux racines pour la vie végétale (source : GIS SOL).
Références
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Résumé
Le changement climatique entraîne une demande alimentaire croissante, une baisse de la disponibilité de l'eau et des utilisations concurrentes de l'eau. L'agriculture est responsable de 70 % des prélèvements d'eau douce au niveau mondial, principalement pour l’irrigation. Les économies d’eau en irrigation sont donc devenues un besoin urgent. Cet article propose une synthèse des différentes approches envisageables pour réduire la consommation de l’eau à l’échelle de la parcelle et met en évidence que :
(1) Réaliser des économies d’eau en irrigation passe par la réduction des pertes en eau, c’est-à-dire par l’amélioration de l’efficience de l’irrigation à la parcelle.
(2) Améliorer l’efficience à la parcelle se fait d’abord par les pratiques culturales, en particulier la gestion du sol, qui permet de mieux valoriser l’eau de pluie (et d’irrigation si nécessaire). Cependant, très peu de références sont encore disponibles sur les économies d’eau réalisables à travers ces pratiques.
(3) Améliorer l’efficience se fait ensuite par la modernisation des systèmes d’irrigation : changement de système et pilotage de l’irrigation. De nombreux progrès technologiques ont été réalisés pour concevoir des systèmes d’application de l’eau économes ; par contre, les outils de pilotage de l’irrigation sont relativement peu utilisés et de grandes marges de progrès existent encore.
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