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Natur’Adapt : retour sur l’accompagnement sociologique d’un projet LIFE

Face aux défis croissants posés par le changement climatique, les aires protégées doivent repenser leurs stratégies de gestion pour renforcer leur résilience. Le projet LIFE Natur’Adapt (2018-2023) s’est inscrit dans cette dynamique en expérimentant une approche collective et innovante, intégrant un accompagnement sociologique tout au long du processus. En combinant collecte de données, analyse des évolutions et mise en place d’espaces de réflexivité, les sociologues ont joué un rôle clé dans l’émergence d’une culture de l’adaptation au sein du projet. Cet article met en lumière les apports de cette démarche, qui a non seulement consolidé une vision commune parmi les acteurs impliqués, mais aussi ancré des réflexes adaptatifs essentiels pour relever les défis climatiques à venir.

Introduction

Le projet Natur’Adapt1, financé par le programme LIFE, est un projet collaboratif qui vise à intégrer le changement climatique dans la gestion des aires protégées en France et en Europe. Il s’est déroulé sur la période 2018-2023. Le projet a été coordonné par l’association Réserves naturelles de France (RNF) et comporte neuf autres partenaires (encadré 1). Le projet se structure autour de trois piliers :

– développer des outils et de méthodes opérationnelles pour aider les gestionnaires d’espaces naturels à se lancer dans une démarche d’adaptation. Ceux-ci ont été coconstruits à l’aide de six sites expérimentaux, matérialisés dans un guide méthodologique2 et une formation (MOOC3) et testés par quinze sites tests ;

– créer et animer une communauté autour de l’adaptation de la gestion des espaces naturels au changement climatique, via la plateforme naturadapt.com4 ;

– activer l’ensemble des leviers (institutionnels, financiers, de sensibilisation…) nécessaires pour la mise en œuvre concrète de l’adaptation.

Encadré 1. le projet LIFE Natur’Adapt en trois chiffres-clés.

10 bénéficiaires : Réserves naturelles de France, EUROPARC Federation, Muséum national d’Histoire naturelle, Tela Botanica, Ligue de protections des oiseaux, Asters - Conservatoire des espaces naturels de Haute-Savoie, Fédération des réserves naturelles catalanes, Syndicat mixte du Parc naturel régional du Morvan, Syndicat mixte du Parc naturel régional des Volcans d’Auvergne, Association Petite Camargue alsacienne.

Budget 4,2 M€ : principaux financeurs : Commission européenne via le programme LIFE, ministère de la Transition écologique, Office français de la biodiversité, Fondation Capellino.

4 phases de projet :

– 2018-2019 : co-conception des prototypes d’outils et méthodes ;

– 2019-2020 : expérimentation de la méthode avec six réserves naturelles (sites expérimentaux) ;

– 2021 : test de la méthode sur quinze aires protégées (sites-tests) ;

– 2022-2023 : déploiement des résultats à l’échelle nationale et européenne.

Le projet Natur’Adapt répond à un besoin

L’idée de déposer un projet LIFE émerge dans les années 2010 dans le cadre de discussions entre Réserves naturelles de France (RNF) et la Ligue de protection des oiseaux (LPO). En France, en 2010, la tempête Xynthia a très sévèrement endommagé plusieurs réserves naturelles gérées par la LPO et leur territoire environnant. Les impacts du changement climatique sont de plus en plus perceptibles sur les aires protégées, à des degrés divers selon les territoires. Au même moment, RNF mène la révision de la méthodologie des plans de gestion des réserves naturelles et se questionne sur la notion d’ancrage territorial.

Seule une minorité d’aires protégées à l’échelle européenne (Bonn et al., 2014) prennent en compte le changement climatique, alors même que les politiques publiques les considèrent comme des acteurs-clés de leur mise en œuvre : Stratégie européenne d’adaptation au changement climatique (Commission européenne, 2013) ; Stratégie européenne pour la biodiversité (Commission européenne, 2011). Le projet Natur’Adapt a identifié plusieurs raisons expliquant ce constat : un manque de connaissances et d’expertise, une culture de la gestion d’aires protégées, un sentiment d’impuissance face aux changements et une forte interdépendance avec les territoires environnants. Ce contexte a mis en évidence la nécessité de repenser les modes de gestion des aires protégées en y intégrant le changement climatique. L’objectif du projet Natur’Adapt est d’initier un changement de paradigme dans la gestion de ces espaces. Son ambition à dix ans est la suivante : « 80 % des gestionnaires de réserves naturelles français ont adopté les modalités de gestion, planification et gouvernance adaptative dans un contexte de changement climatique, et les autres principaux espaces naturels protégés s'engagent dans cette voie », avec un enjeu de diffusion à l’échelle européenne.

Pour y parvenir, Natur’Adapt mise sur l’apprentissage collectif : le projet se base sur l’hypothèse que sa capacité d’entrainement sera d’autant plus forte dans ce processus d’apprentissage au service de l’adaptation, que le projet lui-même sera piloté et mis en œuvre de façon apprenante et adaptative. Il intègre donc un principe de gestion adaptative et un principe de travail collaboratif et itératif, impliquant progressivement un cercle élargi d’acteurs.

Dans cette dynamique d’apprentissage, un accompagnement sociologique a été sollicité. L’intervention des sociologues se base sur l’hypothèse que leur regard peut renforcer le caractère apprenant du projet. Leur rôle a été double : documenter les changements de représentations, normes et comportements tout au long du projet, et accompagner, favoriser, catalyser ces changements en encourageant une démarche réflexive. Pour cela, les sociologues ont adopté une posture neutre, qualifiée de « bienveillante mais non complaisante ».

Ce rôle des sociologues dans le projet s’est traduit en pratique par la combinaison d’une série d’activités : des entretiens trimestriels avec la coordinatrice du projet, l’analyse de documents produits dans le cadre de Natur’Adapt, trois phases d’enquête sociologique par entretiens et questionnaires, et des phases d’observation participante durant les quatre séminaires qui ont rythmé le projet de 2018 à 2022. Chaque séminaire a été à l’occasion de restituer les résultats de l’analyse sociologique en cours et de les discuter avec les participants, créant ainsi une « boucle de rétroaction » entre les sociologues et les acteurs du projet (figure 1).

Figure 1. Dispositif d’intervention des sociologues dans le projet LIFE Natur’Adapt.

Un accompagnement sociologique du projet Natur’Adapt se déclinant en trois axes

Axe 1 – Analyser la dynamique collective du projet

Le projet LIFE Natur’Adapt peut être analysé comme une démarche d’innovation organisationnelle avec plusieurs phases : i) benchmark et sa mise à disposition ; ii) élaboration et construction d’une vision partagée de la finalité et de l’ambition du projet ; iii) expérimentation sur six sites expérimentaux ; iv) consolidation sur quinze sites test ; puis v) déploiement et transfert. Conçu dans une logique expérimentation-bilan-ajustements, il répond bien à la vision portée par la sociologie de l’innovation (Akrich et al., 2006 ; Callon, 1986) fondée sur la construction de l’innovation sociale en même temps que l’élargissement du réseau d’acteurs qui la soutiennent. Son caractère collectif et partenarial, ancré dans des territoires, permet la mobilisation de l’intelligence collective nécessaire pour agir dans un monde incertain (Callon et al., 2001). Les connaissances scientifiques sur les incidences du changement climatique à un niveau local sont en effet aujourd’hui encore lacunaires et parfois controversées. Le projet Natur’Adapt intègre le recours à des dispositifs innovants (living lab, COOC5 comme dispositif d’apprentissage numérique…) et la mise en place de dispositifs d’accompagnement indispensables à la construction concrète de l’innovation (sites expérimentaux, émergence d’une communauté d’experts et de praticiens, mécanismes d’appui financier, actions de sensibilisation). Il prévoit enfin un développement en « cercles concentriques » avant un déploiement plus large qui suit la logique de construction progressive d’un réseau coopératif dans la durée.

En tant que sociologues, notre première hypothèse, empruntée à la sociologie de l’innovation, est que le succès du projet Natur’Adapt tiendrait autant au fond de ce qu’il allait produire, qu’à la cohésion et à la dynamique du réseau d’acteurs qui porteraient le projet. D’où la valeur ajoutée d’une analyse sociologique sur ces deux points. Cette dynamique a été modélisée tout au long du projet par les sociologues dans une représentation visuelle sous forme de frise. Une frise détaillée de l’ensemble des travaux, activités et évènements significatifs du projet Natur’Adapt a été produite tous les six mois entre 2018 et 2023. Une frise résumée globale a finalement été réalisée en fin de projet pour donner une vue d’ensemble de sa trajectoire (figure 2).

Figure 2. Vue d’ensemble de l’ensemble du projet LIFE Natur’Adapt (frise simplifiée).

L’objectif de ces représentations est d’offrir aux acteurs du projet un retour réflexif sur le projet en train de se dérouler, assorti du regard des sociologues sur ce déroulement.

La frise permet de visualiser le ou les points de concentration d’activités dans les différentes phases du projet, ainsi que les phases d’intensification. Elle matérialise l’élargissement des cercles d’acteurs impliqués dans le projet, en lien avec ses évènements et/ou ses jalons. Elle matérialise également, sous la forme de courbes, les grandes trajectoires de la vie du projet.

La trajectoire du projet s’est tracée dans l’objectif d’équilibrer deux enjeux parfois opposés, notamment lors des étapes critiques de son extension :

– permettre l’élargissement des acteurs qui participent au projet, et qui pourront être de nouveaux porte-parole dans de nouveaux cercles ;

– garder la cohérence du projet autour de la vision construite à partir de 2018 par les premiers cercles (équipe pilote de RNF et bénéficiaires), notamment en faisant vivre les valeurs de Natur’Adapt aux nouveaux arrivants.

Un exemple de cette tension est le séminaire de conception de juin 2019, dédié au lancement de l’expérimentation. Il marquait l’intégration des six chargés de mission des sites expérimentaux recrutés en contrat à durée déterminée de dix-huit mois, qui rejoignaient le groupe projet initial d’environ vingt-cinq personnes. Leur arrivée a demandé un effort conséquent : il a fallu leur transmettre rapidement les connaissances nécessaires à leur démarrage opérationnel, tout en les intégrant à une communauté déjà consolidée grâce au vécu commun des premiers mois. Ce séminaire a ainsi conduit le groupe projet à formaliser les acquis, les questionnements en cours, ainsi que les objectifs et valeurs du projet, déjà explorés dans un exercice collectif lors du séminaire d’ouverture (décembre 2018).

Cette étape de formalisation, permettant de trouver l’équilibre entre élargissement du groupe et nécessité de garder la cohérence, a été l’occasion d’une avancée collective et individuelle vers les objectifs du projet. Dans les mois qui ont suivi, ces avancées ont été rapidement confrontées à la réalité du terrain. En démarrant leur travail opérationnel, les chargés de mission ont soulevé de nouvelles questions et rendu indispensable une meilleure définition des attendus. Cela a intensifié les échanges et nécessité des reformulations successives des concepts et des objectifs, ponctués de phases de cadrage et de prise de décision collective pour aligner théorie et pratique.

Pour permettre un changement progressif de paradigme, la dynamique d’apprentissage en cercles successifs a enfin dû concilier un cadre structurant, garant de la cohérence et de la production collective, avec une marge de liberté favorisant l’engagement. La trajectoire des sites expérimentaux est ainsi à l’image d’une « rivière en tresses » avec un cours et une direction commune, mais des méandres variés que chacun des six sites a empruntés.

Le mécanisme d’apprentissage en boucle « formalisation-remise en question-processus de redécision », qui au cœur du caractère adaptatif du projet Natur’Adapt, s’est déployé à l’occasion de chacun de ses élargissements. Il a également permis d’intégrer des facteurs internes et externes influençant le projet (crise du Covid19, recherche de financement, turn-over des personnes, etc.) et les prises de décision associées (adaptations). La mesure de ce phénomène est décrite dans la section suivante.

Axe 2 – Mesurer le caractère adaptatif du projet

La démarche sociologique a permis de mesurer le caractère adaptatif du projet, identifiée dès le départ comme condition à sa réussite.

Notre seconde hypothèse a été de considérer que Natur’Adapt ne pourra impulser un changement dans la gestion des espaces naturels que s’il incarne lui-même ce changement de paradigme. La mesure du caractère apprenant et adaptatif du projet est donc au cœur de l’accompagnement sociologique.

Issu des travaux initiaux sur l’apprentissage organisationnel (Argyris et Schön, 2002) et de l’ouvrage fondateur sur les « organisations apprenantes » (Senge, 1990), un champ de recherche s’est développé en science du management et sociologie des organisations autour du concept de gestion apprenante (Easterby-Smith, 1997 ; Easterby-Smith et al., 1998 ; Garvin, 1993 ; Morgan, 1998) avec quelques développements spécifiques à l’action publique (Jones et Thompson, 1999). Une « organisation apprenante » est ainsi définie comme une organisation qui développe sans cesse sa capacité à bâtir son futur.

L’ensemble de ces travaux fait écho à ceux émanant plutôt du secteur de l’écologie sur la gestion ou la gouvernance « adaptative » (qui s’apparente au caractère apprenant) appliquée aux socio-écosystèmes (Folke et al., 2005 ; Gunderson, 1999 ; Olsson, 2006) ou à différents domaines de la gestion de l’environnement et des ressources naturelles (Eberhard et al., 2009 ; Pahl-Wostl, 2009 ; Tremeer et al., 2010). La littérature sur les organisations apprenantes met en avant cinq « disciplines » combinées qui permettent une gestion adaptative et une dynamique d’apprentissage continu. Elles sont transposables à un projet.

– 1re discipline : la capacité de recul et de perception lucide de la réalité par les pilotes du projet ;

– 2e discipline : la pensée systémique pour appréhender les phénomènes dans leur globalité, leurs interactions, leurs effets directs et indirects ;

– 3e discipline : la construction d’une vision partagée de la finalité, de l’ambition du projet et la façon de la faire vivre ;

– 4e discipline : la capacité d’apprentissage en équipe (notamment l’équipe projet, les cercles successifs de gestionnaires, la communauté d’experts et de praticiens…) ;

– 5e discipline : la capacité à remettre en cause et faire émerger de nouveaux cadres de compréhension et d’action, afin de favoriser un véritable changement de paradigme.

C’est à l’aune de ces cinq disciplines, sur la base d’une grille d’analyse construite à partir de la littérature et d’un travail participatif lors du séminaire d’ouverture (encadré 2), que nous avons analysé en continu le caractère apprenant du projet Natur’Adapt.

Encadré 2. Une grille de lecture partagée du caractère apprenant de Natur’Adapt.

Lors du séminaire d’ouverture du projet, les membres du consortium ont été invités à réfléchir à ce qui constitueraient, pour eux, les signes d’un projet apprenant. Ces réflexions, menées dans le cadre d’un atelier d’1 h 30, ont été guidées par quatre sous-questions :

– Quels seraient les freins à lever pour que le projet soit apprenant ?

– Qu’attendez-vous des pilotes du projet pour que celui-ci soit apprenant ?

– Quelles seraient les conditions de réussite, du point de vue de la dynamique collective, pour un projet apprenant ?

– Quel est l’engagement personnel nécessaire pour rendre le projet apprenant ?

Les cinq disciplines issues de la littérature ont ensuite été présentées par les sociologues et comparées aux éléments issus des réflexions du consortium, mettant en avant les convergences et les éléments absents de la littérature. Cette double démarche ascendante et descendante a mené, à la fin de l’atelier, à une grille de lecture partagée du caractère apprenant de Natur’Adapt, qui avait pour vocation d’être utilisée tout au long du projet.

Les résultats des analyses menées sur la durée du projet montrent que six facteurs principaux ont permis au projet Natur’Adapt d’être adaptatif et apprenant. Nous allons les illustrer chacun par un exemple.

Un premier facteur concerne les capacités à éviter et lever les freins à l’apprentissage. Parmi celles-ci, le consortium a développé sa capacité à aborder les vrais problèmes et à les traiter collectivement : dès le séminaire d’ouverture, les valeurs d’écoute, de respect et de bienveillance ont été posées comme des valeurs cardinales du projet. Elles ont permis un « droit à l’erreur » qui a été source d’apprentissage collectif.

Un second facteur est une priorité donnée à la dimension humaine et à l’intelligence collective, que ce soit dans les moments formels ou informels du projet. Par exemple, lors du séminaire de conception, nous avons noté neuf processus de travail en intelligence collective avec chacun leur méthodologie : temps d’inclusion ; temps d’exposés suivi d’enrichissement participatif ; temps de retour d’expérience avec croisement des regards ; temps de brainstorming et d’accumulation d’idées par territoire ; temps de production en grand groupe en réaction à des propositions de synthèse par l’animateur ; temps de décision collective ; temps de réflexivité avec des échanges sur nos regards de sociologues ; organisation de moments informels.

Le troisième facteur est l’engagement déterminant des pilotes du projet. L’association RNF a fait preuve d’un niveau d’engagement exceptionnel dans ses différents champs de compétence et dans l’animation d’une dynamique collective. Le soutien et l’entraide, les complémentarités mais aussi la substituabilité, ont permis de maintenir un engagement fort sur la durée. Cet engagement a été renforcé par une cohérence de valeurs et de cultures entre RNF et Natur’Adapt. Les pilotes du projet ont également su utiliser à bon escient les marges de manœuvre permises par le programme LIFE pour adapter la mise en œuvre du projet tout en conservant l’adhésion des financeurs.

Le quatrième facteur est une vision partagée, qui a servi de colonne vertébrale pour concilier cadrage, innovation et adaptation. Initialement, les attentes des acteurs de Natur’Adapt étaient variées. Grâce à un travail continu des pilotes et aux échanges collectifs, notamment lors des séminaires, une vision commune a émergé et évolué. Bien qu’elle n’ait jamais été totalement explicitée, ce flou a permis une certaine flexibilité d’interprétation, favorisant ainsi l’adhésion de tous.

Le cinquième facteur concerne les adaptations individuelles ayant contribué à l’adaptation collective. Chaque acteur de Natur’Adapt a dû remettre en cause ses propres cadres de compréhension et d’action. Cela s’est traduit notamment par l’envie d’apprendre ensemble, de trouver des solutions collectives, de partager réussites et difficultés sans jugement, et de prendre du recul pour faire évoluer sa vision (par exemple, les chargés de mission des sites expérimentaux ont confié avoir développé une vision nouvelle des réserves naturelles). Enfin, cette dynamique a permis de faire évoluer ses compétences et ses cadres d’action. Par exemple, de nombreux acteurs ont pu apprendre de nouveaux métiers : la production vidéo, le lobbying, la facilitation territoriale, la recherche, la gestion d’une communauté et d’une plateforme…

Enfin, le sixième facteur est la dynamique d’extension de réseau en cercles successifs, décrite plus haut (par exemple, le moment de l’entrée des sites test et la structuration par le projet du transfert d’expérience entre sites expérimentaux et sites test).

Axe 3 – Appuyer le processus apprenant

La démarche sociologique menée dans le cadre de Natur’Adapt avait le double rôle de mesurer et de favoriser le processus apprenant.

Nous avons fait l’hypothèse que faire des acteurs du projet des « praticiens réflexifs » catalyserait les résultats du projet. Schön développe le concept de praticien réflexif dans le cadre de ses recherches sur les savoirs professionnels. En explorant les modes de pensée des professionnels et les ressources mobilisées par ceux-ci pour résoudre les problèmes se posant à eux dans leur pratique, il montre que les praticiens d’un métier développent, en plus des savoirs théoriques qu’on leur enseigne, un savoir pratique original et construit par chacun. Le travail de Schön se base ainsi sur l’hypothèse que la construction de ce savoir pratique peut être stimulée, en développant l’observation de sa propre pratique. Le praticien devient alors un praticien réflexif (Schön, 1994).

Pour appuyer le processus apprenant « en cercles concentriques » du projet Natur’Adapt (le premier cercle constituant l’équipe pilote du projet, le second les bénéficiaires porteurs d’action, le troisième les sites expérimentaux, le quatrième les sites-tests, puis les partenaires techniques et les prestataires, l’ensemble des gestionnaires d’aires protégées, et enfin le grand public), une batterie d’outils a été déployée. En premier lieu, les entretiens individuels pour collecter des données visant à mesurer le caractère apprenant et les changements de comportements ont constitué des moments de prise de recul pour les personnes interrogées. Ces entretiens ont concerné les pilotes du projet, les bénéficiaires « porteurs d’action » du projet, les sites expérimentaux et les sites-tests6. À l’exception des entretiens réguliers avec la cheffe de projet, les entretiens ont été réalisés à des moments-clés du projet : au démarrage et à la clôture de l’expérimentation, lors de l’accueil des gestionnaires en charge des sites-tests… Lors de ces entretiens, les sociologues ont encouragé les participants à interroger leurs pratiques en matière de gestion adaptative, mais aussi leur rôle, et leur pratique de l’adaptation dans le projet lui-même. Les entretiens ont demandé aux acteurs de raconter leurs difficultés et leurs réussites sur une période donnée, les blocages récurrents et les solutions trouvées, les enjeux cruciaux et les conditions de réussite à créer… Sur le fond, les informations récoltées ont permis d’alimenter la frise sur la trajectoire de Natur’Adapt et les analyses sociologiques, mais le temps d’entretien et les questions posées ont aussi invité aussi les participants à conscientiser leurs apprentissages en cours.

Ces temps de réflexivité individuels ont été complétés par des temps de réflexivité collective, notamment lors des quatre séminaires du projet. Durant ces évènements de quatre jours, réunissant les bénéficiaires du projet, ainsi que des acteurs associés (co-financeurs, prestataires, gestionnaires des sites-tests pour le séminaire de validation), les sociologues ont présenté la frise représentant l’évolution du projet, invitant les participants à réagir et à construire une vision commune. Ils ont également pris part aux échanges en tant qu’observateurs participants. À la fin de chaque séminaire, les sociologues ont proposé un « retour-miroir » d’une vingtaine de minutes. Ces retours analysaient les évolutions observées depuis la période précédente, les points saillants ou récurrents des discussions, les points de consensus et de divergence.

Ces retours-miroir étaient structurés de manière à inclure les enjeux principaux du séminaire ; les points forts qui mettent Natur’Adapt sur une trajectoire de projet apprenant ; les principales difficultés rencontrées pendant le séminaire ; les points de vigilance et défis pour la suite ; un message-clé de conclusion. Par exemple, la conclusion de la note-miroir du séminaire de conception (juin 2019) a mis en avant la prise de responsabilité croissante des partenaires et les enjeux liés à la délégation des tâches, dans un contexte où les actions parallèles se multiplient et les relations de travail se construisent dans le groupe projet. Ces retours avaient pour but d’aider les acteurs du projet à mieux conscientiser son évolution, les difficultés rencontrées et les besoins d’adaptation à la fois individuelle et collective qui en résultaient. Les participants étaient invités à réagir au retour-miroir.

Ces moments de réflexivité ont eu un effet de « prophétie auto-réalisatrice », car ils ont amené les participants à accorder une importance aux aspects adaptatifs et apprenants du fait du suivi sociologique. Cela a globalement favorisé le caractère adaptatif et apprenant du projet.

Le focus fait sur les apprentissages a permis de faire du « processus » un élément central de la méthodologie Natur’Adapt. Le guide du projet l’explicite en soulignant que « intégrer le changement climatique dans notre logiciel de pensée constitue un objectif en soi ». Les retours d’expérience des sites ont montré que « le cheminement que représente l’avancée dans la démarche est aussi important que les résultats obtenus » (Coudurier et al., 2023). Ainsi, la capacité à poser un autre regard est devenu un élément identitaire du projet. Le guide invite également les gestionnaires d’aires protégées à créer les conditions d’un cheminement collectif, sur le modèle de ce que les sociologues ont fait dans le cadre du consortium, en partageant les résultats de la démarche Natur’Adapt avec leurs collègues et les acteurs locaux tout au long du processus.

L’un des aspects inattendus du projet, révélé par le suivi sociologique et progressivement intégré aux résultats du projet, est la place des émotions. La prise de conscience de leur importance a émergé lors du séminaire de validation en juin 2022, et a été confirmée lors d’un atelier organisé par les sociologues en mars 2023 et lors de l’évènement final. Les gestionnaires d’aires protégées, confrontés au changement climatique, ont plusieurs deuils à faire : celui des espèces qu’ils voient disparaître, celui d’un précédent paradigme de gestion « conservatoire » (d’une certaine conception du plan de gestion), celui de leur métier qui est en train d’évoluer… Or les émotions ont une fonction adaptative : nous inciter à nous adapter à notre environnement pour assurer notre survie. C’est pourquoi elles sont importantes dans les trajectoires d’adaptations individuelles et collectives face au changement climatique. Elles ont ainsi pleinement leur place dans la démarche Natur’Adapt.

Les temps réflexifs proposés dans le cadre du suivi sociologique ont permis à certains participant de conscientiser ces émotions et de les nommer. Les échanges ont montré que le cheminement émotionnel des gestionnaires pouvait, dans certains cas, converger. Les émotions particulières générées dans le cadre de la démarche Natur’Adapt créent un besoin d’accompagnement et de collectif. Le suivi sociologique a créé un espace sécurisé pour les gestionnaires pour exprimer ce qu’ils ressentaient au fur et à mesure de leur cheminement. L’explicitation de leurs émotions a permis aux sociologues de modéliser un « cheminement émotionnel type » dans la démarche Natur’Adapt, qui a été intégré dans le guide méthodologique.

Conclusion : les apports de la démarche sociologique au projet LIFE Natur’Adapt

Le projet LIFE Natur’Adapt a globalement réussi son pari d’expérimenter le caractère adaptatif et apprenant (Berge et Cosson, 2023). Malgré de nombreux obstacles imprévus (covid, turn-over dans l’équipe pilote, financements, etc.), la résilience du consortium a permis d’atteindre des résultats reconnus, laissant pressentir un impact à long terme sur les pratiques de gestion des aires protégées. Les participants reconnaissent aussi que ce projet à la saveur particulière a marqué leur carrière, et parfois au-delà.

Le regard des sociologues, centré sur les dynamiques humaines, a « imposé » des temps réguliers de réflexivité individuelle et collective et favorisé les apprentissages. Le fait d’avoir ciblé leurs regards sur la dynamique humaine, le caractère adaptatif et la pratique réflexive ont eu pour effet d’accroitre leur importance dans le projet : le regard de l’observateur influence toujours le système observé.

Bien que beaucoup d’acteurs du projet s’interrogeaient lors des premiers mois sur la présence et la valeur ajoutée de sociologues, l’enquête conduite à la fin du Life a montré que pour eux, l’appui des sociologues au projet Natur’Adapt a eu trois valeurs ajoutées importantes. Tout d’abord, celle de formaliser la trajectoire du projet et en donner une vue d’ensemble au fur et à mesure de son avancement, ce qui a renforcé la capacité des bénéficiaires et acteurs associés à développer une vision commune et cohérente de celui-ci. Le suivi sociologique a également aidé les bénéficiaires et acteurs à « penser le projet en train de se faire », à mesurer les évolutions à l’œuvre, et à apprendre à prendre des temps d’arrêt et de réflexivité pour « se regarder mener le projet » comme en témoignent les membres du consortium au moment du webinaire de restitution du travail sociologique le 7 mars 2023 : le suivi sociologique a été « une mise en mot, une explicitation de tout ce que nous avons vécu et partagé pendant le projet et une valorisation de notre cheminement collectif ». Il a aussi permis de « prendre le recul nécessaire pour observer ce que l’on est en train de faire et mesurer l’évolution de nos prises de conscience ».

Enfin, le suivi sociologique a contribué à ce que les bénéficiaires et acteurs de Natur’Adapt apprennent de leur propre expérience au fil du déroulement du projet, renforçant la résilience face à l’incertitude : apprendre à se poser les bonnes questions plutôt que de fournir des réponses, apprivoiser le fait que l’on peut avancer sans avoir toutes les réponses, que ce soit dans la gestion du projet ou dans la démarche Natur’Adapt sur les aires protégées, développer les capacités à travailler en collectif, et enfin prendre en compte la dimension émotionnelle dans le processus.

Encadré 3. Qui sont les auteurs de l’article ?

Manon BERGE est diplômée d’un master de sociologie et d’un master « Eau et Société ». Elle travaille au sein d’un bureau d’études, ACTeon Environnement, depuis une dizaine d’années, sur des enquêtes sociologiques, des processus de concertation, et des projets de recherche en appui aux politiques environnementales. Elle est arrivée sur Natur’Adapt via le marché « Accompagnement sociologique » passé dans le cadre du projet, auquel elle a répondu avec Arnaud Cosson.

Arnaud COSSON, docteur en sociologie, travaille au sein du Laboratoire ÉcoSystèmes et sociétés en montagne (LESSEM) de l’INRAE à Grenoble. Après une dizaine d’années de responsabilités dans la gestion des espaces naturels, il a construit lors de sa thèse et pratique une posture de recherche à l’interface entre production de connaissances et appui à l’action publique. Son travail porte sur l’évolution des politiques de la nature avec une focalisation sur les dynamiques apprenantes et d’adaptation.

Remerciements

Nous remercions chaleureusement, pour leur disponibilité, leur intérêt et leur ouverture lors de nos nombreux temps d’échange l’équipe de pilotage du Natur’Adapt à Réserves Naturelles de France, les bénéficiaires du projet, porteurs d’actions et/ou sites expérimentaux, les six chargés de mission des sites expérimentaux et les acteurs rencontrés sur ces sites, ainsi que les gestionnaires des quinze sites test.

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Photo d’entête : © Mathilde Brodut (INRAE)

Notes

Références

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Résumé

Le LIFE Natur’Adapt, conduit entre 2018 et 2023, a proposé une approche expérimentale et collective pour faire avancer un sujet qui s’impose de plus en plus fortement aux aires protégées : la prise en compte du changement climatique dans leur stratégie de gestion. Cette approche comprenait l’accompagnement du projet par des sociologues, pour la réalisation d’une part d’un suivi des évolutions à l’œuvre (modification des représentations, des comportements) et d’autre part un renforcement des acquis du LIFE. Pour mettre en œuvre cet accompagnement, les sociologues ont développé une méthodologie hybride, combinant collecte et analyse de données, itérations avec les acteurs du projet et accompagnement à la démarche réflexive. À l’heure de dresser le bilan du LIFE, la plus-value de l’accompagnement sociologique se décline sous plusieurs aspects : en ouvrant des espaces de réflexivité individuels et collectifs, les sociologues, dans une posture « bienveillante mais non complaisante », ont contribué à renforcer la vision commune du projet et de ses objectifs, et à développer parmi les bénéficiaires des réflexes « adaptatifs » qui ont accru leur résilience et favorisé l’atteinte des objectifs du LIFE. La présence des sociologues et leur action dans le LIFE a permis de maintenir tout au long du projet une attention forte à la dimension humaine du projet, de développer une culture du « cheminement », qui fait partie intégrante de la méthodologie issue du LIFE, et a généré une prise de conscience de l’importance de l’aspect émotionnel dans la démarche Natur’Adapt.

Auteurs


Manon BERGE

m.berge@acteon-environment.eu

Affiliation : ACTeon Environment, Research and Consultancy, 38000 Grenoble

Pays : France

Biographie :

Manon BERGE est diplômée d’un master de sociologie et d’un master « Eau et Société ». Elle travaille au sein d’un bureau d’études, ACTeon Environnement, depuis une dizaine d’années, sur des enquêtes sociologiques, des processus de concertation, et des projets de recherche en appui aux politiques environnementales. Elle est arrivée sur Natur’Adapt via le marché « Accompagnement sociologique » passé dans le cadre du projet, auquel elle a répondu avec Arnaud Cosson.


Arnaud COSSON

Affiliation : Univ. Grenoble Alpes, INRAE, LESSEM, 38402 St-Martin-d'Hères

Pays : France

Biographie :

Arnaud COSSON, docteur en sociologie, travaille au sein du Laboratoire ÉcoSystèmes et sociétés en montagne (LESSEM) de l’INRAE à Grenoble. Après une dizaine d’années de responsabilités dans la gestion des espaces naturels, il a construit lors de sa thèse et pratique une posture de recherche à l’interface entre production de connaissances et appui à l’action publique. Son travail porte sur l’évolution des politiques de la nature avec une focalisation sur les dynamiques apprenantes et d’adaptation.

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