Combiner la télémétrie et le biologging pour étudier la réponse écophysiologique des poissons migrateurs aux pressions d’origine anthropique
Le couplage de la télémétrie et du biologging, utilisant des capteurs de température, de pression, d’accélération et d’activité cardiaque, a permis d’étudier l’écophysiologie des géniteurs de saumon dans le bassin de la Sélune. Cette approche a révélé une forte mortalité estivale, des comportements migratoires complexes, une recolonisation rapide des zones libérées après l’arasement des barrages, et une exposition à des conditions thermiques stressantes.
Contexte et objectifs
Les populations d’un grand nombre d’espèces de poissons migrateurs amphihalins de France métropolitaine sont en déclin. Grande alose, lamproie marine, saumon atlantique, anguille européenne ont notamment vu leur statut de conservation IUCN
Les développements récents du biologging, notamment la mise au point de nouveaux capteurs, leur miniaturisation, ainsi que le couplage biologging-télémétrie, permettent d’envisager une approche écophysiologique plus intégrative de la réponse des poissons migrateurs aux pressions basées sur des observations in situ. La télémétrie est traditionnellement un des principaux outils mis en œuvre pour étudier les déplacements des poissons dans les écosystèmes aquatiques. Le principe est le suivant : des individus sont capturés, équipés d’un émetteur produisant un signal radio ou acoustique. Une fois relâchés dans le milieu naturel, ces signaux sont captés par des récepteurs, permettant de les identifier, de les localiser et d’analyser leurs déplacements (Thorstad et al., 2014). Le biologging quant à lui consiste à équiper des individus avec des appareils électroniques composés de capteurs et d’enregistreur, afin d’obtenir, après récupération du matériel, des données sur leur environnement, leur comportement ou leur état physiologique. Il existe différents capteurs que l’on peut combiner : température, pression, accéléromètrie, activité cardiaque ou musculaire, salinité, luminosité (Cooke et al., 2016 ; Chmura et al., 2018). Au-delà de faciliter la récupération de ces capteurs, le couplage de biologgers avec des émetteurs permet de spatialiser les données enregistrées.
L’objectif de cet article est d’illustrer les apports de ces outils pour l’étude de la réponse écophysiologique des poissons migrateurs aux pressions anthropiques. Nous nous basons pour cela sur un exemple concret, celui de l’étude de la migration des géniteurs de saumon atlantique dans le bassin versant de la Sélune, en Normandie. Dans ce bassin, les saumons font actuellement face à des changements environnementaux opérant à une échelle locale et globale. Localement, deux grands barrages bloquaient depuis plus de cent ans l’accès aux secteurs amont présentant un important potentiel d’habitat de croissance ou de de reproduction (Forget et al., 2018). L’arasement du dernier de ces barrages en 2022 permet à nouveau la libre circulation dans la totalité du bassin versant. À plus grande échelle, le changement climatique impose quant à lui des contraintes thermiques et hydrologiques qui sont d’autant plus préoccupantes que les températures relevées dans la Sélune sont déjà proches des limites connues tolérées par l’espèce. La capacité du saumon à faire face aux températures en hausse pose donc particulièrement question. Pour évaluer les pressions et leurs effets sur les saumons, un protocole couplant télémétrie et biologging a été mis en place entre 2019 et 2023. Notre ambition est ici de fournir un aperçu des possibilités offertes par ce couplage et du potentiel d’application dans une perspective d’amélioration des connaissances écologiques et d’appui à la gestion des populations de poissons migrateurs amphihalins.
Matériel et méthode
Site d’étude
La Sélune est un fleuve côtier de 87 km qui se jette dans la Baie du Mont Saint Michel (figure 1). Son bassin versant à une surface de 1 083 km². Entre 1919 et 1932, deux grands barrages hydro-électriques infranchissables par les poissons ont été construits sur le cours principal : le barrage de La-Roche-Qui-Boit (16 m de haut) et le barrage de Vezins (36 m de haut) à respectivement 18 et 22 km de l’estuaire. En 2019, le barrage de Vezins a été arasé, puis en 2022, celui de La-Roche-Qui-Boit, désenclavant plus de 700 km² de bassin versant. Le processus menant à l’arasement et le programme scientifique mis en place pour suivre les conséquences écologiques est détaillé dans Soissons et al. (2025). Un des grands enjeux de la restauration de la continuité écologique dans le bassin de la Sélune était la recolonisation, par les poissons migrateurs, des secteurs situés en amont des barrages.
Figure 1. Localisation du bassin de la Sélune (en haut à gauche) et des dernières positions connues des saumons suivis lors des cinq années d’étude.
Protocole
Le suivi par télémétrie et biologging de poissons migrateurs en cours d’eau implique différentes étapes présentées dessous : la capture des poissons, leur marquage, le suivi télémétrique et enfin la récupération des biologgers. Pour plus de détails, se référer à Lasne et al. (2023).
Capture
La capture des individus est un point clé du protocole. L’enjeu est d’accéder aux individus dans des conditions qui n’affectent ni leur comportement ni leur physiologie. Les stations de piégeage comme celles installées sur des obstacles à la migration (moulins, barrages) sont en ce sens très pratiques. Dans notre cas, l’objectif étant de suivre les individus lors de leur retour de séjour marin, dès leur entrée en rivière, nous avons développé notre propre méthode de capture en estuaire (figure 1) en couplant des techniques de piégeage traditionnelles et une caméra acoustique (encadré 1). L’objectif était ici de capturer au moins une trentaine d’individus par an pour avoir une image représentative de la diversité des comportements.
En l’absence de stations de capture, la capture des géniteurs de saumon très tôt lors de leur séjour en rivière (i.e. en estuaire) est complexe. Cela explique en partie pourquoi ce stade de vie n’est que partiellement connu. Nous avons ici utilisé la combinaison de deux engins de pêche, un filet barrage non maillant et un carrelet, et d’une caméra acoustique pour capturer les individus dans l’estuaire de la Sélune dès la fin du printemps lorsque les débits diminuent. Large de 5 à 20 mètres et d’une profondeur souvent inférieure au mètre par endroit et selon le débit, la Sélune est barrée à l’aide d’un filet barrage à mailles de 100 mm de côté déployé à chaque session de capture (soit une marée) et destiné à diriger les individus remontant le cours d’eau vers un carrelet installé en berge. Une caméra acoustique (ARIS 3000, Sound Metrics Corp., de 2019 à 2021 puis Oculus, Blueprint Subsea, en 2022 et 2023) installée sous la surface de l’eau permet de détecter les saumons s’engageant sur le carrelet afin d’actionner ce dernier et d’optimiser l’efficacité de la capture des individus. Le fait d’utiliser une caméra acoustique nous affranchit d’utiliser une source lumineuse susceptible de perturber l’approcher des poissons, la majorité des captures ayant eu lieu en pleine nuit.
Marquage
Caractéristiques des émetteurs et des biologgers
Le matériel de télémétrie et de biologging varie en forme et en dimensions selon les applications et l’autonomie requise, mais la forme est généralement cylindrique, et différents modes de fixation existent (interne ou externe) selon les capteurs et les applications. Contrairement aux émetteurs acoustiques, les émetteurs radio nécessitent des antennes pour transmettre le signal. Ces antennes peuvent être externes ou intégrées, c’est-à-dire enroulée et coulée dans la résine constituant l’émetteur, et dans ce cas, sa portée est moindre. Il existe différentes tailles d’émetteurs, selon la taille des batteries déterminant l’autonomie et la puissance du signal. Certains fournisseurs de matériel de télémétrie proposent des émetteurs incluant des biologgers. C’est le cas de la plupart de ceux utilisés dans notre étude.
Équipement des poissons
Les géniteurs de saumon de retour en eau douce ne s’alimentant plus jusqu’à la reproduction, et la grande majorité des individus dans la Sélune mourant après la reproduction, la plupart des saumons ont été marqués par insertion de l’émetteur dans l’estomac par la bouche à l’aide d’un tube poussoir. Afin de limiter le taux de régurgitation, phénomène estimé à 10-15 % dans certains cas chez les salmonidés, un anneau de silicone est placé autour de l’émetteur avant insertion dans l’œsophage (Keefer et Caudill, 2014). L’antenne est passée à travers l’ouïe (Baglinière et al., 1991) ou par la bouche (Keefer et Caudill, 2014). C’est cette dernière option, moins invasive, qui a été privilégiée dans le cadre de cette étude.
Les capteurs de fréquence cardiaque ont été insérés sur un petit échantillon d’individus par chirurgie (impliquant une incision et une suture) puisque qu’ils doivent être placés au plus près du cœur dans la partie antérieure de la cavité intrapéritonéale, selon le protocole décrit par Twardek et al. (2021).
Cadre réglementaire et éthique
L’ensemble des procédures expérimentales a été réalisé dans le cadre d’autorisations de projet utilisant des animaux à des fins scientifiques établies par le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche. La démarche globale consiste à appliquer la règle des 3R : Remplacer par des modèles non-animaux (ce qui est impossible dans notre cas), Réduire le nombre d’animaux utilisés, Raffiner les protocoles de façon à réduire le stress et la souffrance des animaux.
Pistage
L’objectif de notre étude étant de décrire l’utilisation de l’habitat à l’échelle du bassin versant, le pistage des individus est réalisé de deux façons complémentaires : un suivi passif qui met en œuvre des récepteurs fixes déployés le long du cours d’eau, et un suivi actif où les individus sont recherchés par un opérateur muni d’un récepteur. La distance de détection dans notre cas est de l'ordre de quelques centaines de mètres. La procédure de pistage peut être adaptée aux objectifs de l’étude et aux moyens disponibles. Un suivi à une résolution temporelle fine, par exemple à l’échelle nycthémérale si l’on s’intéresse aux mouvements journaliers des individus, impliquera un pistage actif continu.
Un jeu de récepteurs fixes a été déployé à des endroits stratégiques du bassin de la Sélune de façon à délimiter des tronçons de cours d’eau et identifier d’éventuels mouvements sur les principaux affluents, mais également à l’aval des bassins versants adjacents (Sée et Couesnon). Un pistage actif hebdomadaire a été effectué à l’aide d’un récepteur mobile à pied ou en voiture. Dans un premier temps, une antenne omnidirectionnelle est utilisée pour détecter la présence dans les alentours des individus. Il s’agit ensuite de localiser plus précisément les individus le long du cours d’eau en se déplaçant sur la berge par bi-angulation à l’aide d’une antenne directionnelle (« râteau »). La précision de la localisation le long des cours d’eau dépend de nombreux facteurs difficiles à contrôler : position du poisson dans la colonne d’eau, topographie des berges, couvert végétal, conductivité de la rivière, puissance de l’émetteur, etc. Dans notre cas, la position dans la dimension longitudinale est globalement estimée à environ 10-20 m près et relevée à l’aide d’un GPS.
Récupération des biologgers
Après la capture des individus, la récupération des capteurs est le deuxième grand défi des approches de biologging. Lorsque les biologgers ne sont pas couplés à des émetteurs permettant de le localiser à distance et d’aller les chercher, ils peuvent être associés à des flotteurs qui permettent leur échouage sur les berges ou sur la côte, où ils peuvent être retrouvés et signalés par des promeneurs ou des pêcheurs.
Dans notre cas, les biologgers sont récupérés selon plusieurs scenarii :
– les saumons sont localisés, recapturés à proximité des sites de reproductions après la fraie lorsqu’ils sont moribonds, et euthanasiés ;
– les émetteurs sont restitués par des pêcheurs à la ligne après la capture d’individus marqués ;
– ils sont récupérés au fond de l’eau au cours de la saison ou le printemps suivant selon un protocole ad hoc (encadré 2).
Lorsqu’il est associé à un biologger, il est nécessaire de récupérer l’émetteur qui, après la mort et la décomposition des individus, ou après régurgitation, repose au fond de la rivière, parfois (souvent) à des profondeurs et dans des conditions de turbidité qui rendent difficile la prospection à pied et à vue. Nous avons développé une approche qui permet de récupérer le matériel jusqu’à des profondeurs supérieures à 2m. Dans une première étape (1), la position longitudinale de l’émetteur est circonscrite à l’aide de l’antenne directionnelle. Dans une deuxième étape (2), un opérateur localise plus précisément l’émetteur à l’aide d’une antenne à faible gain (câble RG58 dénudé sur quelques millimètres seulement) fixée à l’extrémité d’une perche télescopique et couplée à un aimant puissant. L’installation d’une corde en travers de la rivière peut faciliter le positionnement et la stabilisation du float tube. L’opérateur rapproche l’antenne de l’émetteur en maximisant la puissance du signal et en jouant sur le niveau de gain du récepteur. Lorsque l’aimant est au contact de l’émetteur, le signal est coupé, indiquant à l’opérateur qu’il l’a fixé.
Résultats et discussion
Bilan des captures et du marquage
Un total de 143 saumons a été ainsi été équipé entre 2019 et 2023, dont 89 % de castillons
2019 | 2020 | 2021 | 2022 | 2023 | Total | |
Matériel déployé | ||||||
Émetteurs | 30 | 34 | 34 | 18 | 27 | 143 |
Biologgers T | 20 (8) | - | - | - | - | - |
Biologgers T, P, A | - | 34 (22) | 34 (23) | 13 (11) | 13 (6) | 94 (62) |
T, P, A + AC | - | - | - | 5 (2) | 14 (10) | 19 (12) |
Devenir des individus | ||||||
Mort (cause inconnue) | 17 | 15 | 17 | 16 | 17 | 82 |
Capture (pêche amateur) | 3 | 4 | 0 | 0 | 0 | 7 |
Disparition/dévalaison | 3 | 2 | 5 | 0 | 3 | 13 |
Reproduction | 7 | 13 | 13 | 2 | 7 | 42 |
Dans le bassin de la Sélune | 3 | 11 | 12 | 2 | 1 | 29 |
Dans le bassin de la Sée | 3 | 2 | 1 | 0 | 4 | 10 |
Dans le bassin du Couesnon | 1 | 0 | 0 | 0 | 2 | 3 |
Déplacements des saumons
Seules les dernières positions connues des individus sont présentées ici, le détail des déplacements faisant l’objet d’analyses détaillées ailleurs (Lasne et al., 2023 ; Lasne et al., en prép.). Sur l’ensemble des 143 individus suivis, 5 % ont été capturés et déclarés par des pêcheurs de loisir et 57 % sont morts avant la période de reproduction. L’essentiel de la mortalité des individus advient dans la partie basse de la Sélune avant l’arasement des barrages, comme après (figure 1). Qu’ils parviennent ou non jusqu’à la reproduction, les saumons marquent une pause estivale dans ces secteurs aval (voir Lasne et al., 2023 pour plus de détails), ce qui est un phénomène bien décrit (Milner et al., 2012). Ils y entament le processus de maturation et y attendent l’automne et les premières crues pour entamer la migration vers les frayères. Même si l’on ne peut déterminer actuellement les causes de mortalité, on peut supposer que la demande énergétique liée à la maturation les rend vulnérables à des conditions physicochimiques particulières telles que des températures élevées et des faibles débits.
Sur l’ensemble de la période, 29 % des individus suivis atteignent la période de fraie, sans preuve d’une reproduction effective dans la majorité des cas. À noter que les chiffres varient selon les années (de 10 % en 2022 à 38 % en 2020). Parmi les saumons marqués au printemps-été dans l’estuaire de la Sélune et ayant vécu au-delà du mois de décembre, 69 % sont restés dans le bassin de la Sélune (14 % dans la Sélune elle-même, 19 % dans le Beuvron, et 36 % dans l’Oir, les deux principaux affluents de la Sélune aval), 31 % ont migré sur la Sée, et 7 % sur le Couesnon, les deux autres principaux fleuves alimentant la Baie du Mont Saint Michel (figure 1). La plupart des changements de bassin versant s’effectue à l’automne (61 %), bien qu’une fraction dévale dès l’été en aval des récepteurs fixes après le marquage pour recoloniser un autre bassin plus tard à l’automne sans que l’on sache exactement où ils étaient entre-temps (mer ou estuaire). De tels mouvements tardifs (à l’automne) n’avaient pas encore été décrits, ni localement ni dans d’autres contextes, à notre connaissance. En revanche, les changements de sous-bassins versants au sein d’un même grand bassin sont connus et peuvent correspondre à la recherche d’habitats favorables ou de partenaires, ou à l’évitement de mauvaises conditions (Keefer et Caudill, 2014). À marée basse, les bassins de la Sée, de la Sélune et du Couesnon ne forment qu’un seul et même grand bassin versant, ce qui favorise probablement les mouvements entre ces cours d’eau.
Lors des deux premières années post-arasement, trois individus sont remontés au-delà de la Roche-Qui-Boit : un premier dès juillet 2022, quelques semaines seulement après le début des travaux, retrouvé mort quelques kilomètres en amont, et deux autres sont remontés jusqu’à Saint-Hilaire-du-Harcouët (20 km en amont du barrage de La Roche Qui Boit) et au-delà. Si en 2022, le faible effectif marqué ainsi que les conditions estivales très stressantes (températures élevées et débits très faibles associés à une forte mortalité) peuvent expliquer la faible recolonisation, l’année 2023 était plus clémente, mais une large majorité des quelques individus ayant survécu jusqu’à décembre (6 sur 7) a colonisé les autres bassins versants. Ce taux de migration particulièrement élevé comparé aux autres années est difficile à expliquer mais il peut être le résultat de conditions hydrologiques particulières sur la Sélune, à savoir des débits relativement élevés qui, combinés avec le remaniement sédimentaire suite aux arasements, ont entrainé une forte turbidité.
Informations apportées par les biologgers
Dans le cadre de cette étude, 133 saumons atlantiques ont été équipés de biologgers, enregistrant un ou plusieurs paramètres en continu tels que la température, la pression, l’accélération ou l’activité cardiaque (tableau 1). Les données enregistrées par plus de 60 % des capteurs ont pu être exploitées, les autres n’ayant pu être récupérés pour différentes raisons (disparition ou panne, migration en mer de l’individu, inaccessibilité). Les chroniques de données collectées permettent de fournir une illustration de leur utilisation pour obtenir des informations sur l’écophysiologie des saumons atlantiques à une résolution temporelle fine. À titre d’exemple, les données issues des biologgers de deux individus sont présentées (saumon 23-102, figure 2 et saumon 23-093, figure 3), ainsi que les données de température issues des biologgers de plusieurs individus (figure 4).
Changements d’habitats et activité
Les changements d’habitat ou d’activité se traduisent par des variations des paramètres de pression, de température ou d’accélération. Conformément aux observations directes faites par télémétrie, les données d’accélération montrent une activité estivale réduite. En revanche, elles révèlent l’existence d’une activité intense que ces données télémétriques seules ne permettent pas toujours d’évaluer. Par exemple, l’individu 23-102 montre une très forte activité fin novembre juste après son entrée dans le Couesnon, ce qui suggère un comportement de recherche de partenaire ou d’habitat. Cette période active est suivie d’une autre plus calme qui précède un nouveau pic d’activité courant décembre. Ce pic correspond probablement à des comportements reproducteurs (construction des nids, accouplement). Les pressions enregistrées à ce moment sont faibles et cohérentes avec l’hypothèse d’une localisation sur les zones de radier ou têtes de radiers qui constituent des habitats de reproduction. Certains utilisateurs ont montré que l’analyse fine des patrons d’accélération permettait d’inférer la nature des activités liées à la reproduction, mais cela implique une acquisition très haute fréquence des données accélérométriques (Fuchs et Caudill, 2019 ; Tentelier et al., 2021). La dynamique de franchissement des obstacles peut aussi être renseignée par l’analyse des patrons d’accélération, de pression et d’activité cardiaque, en complément des données de télémétrie, et permettent d’évaluer indirectement le coût énergétique imposé par les obstacles et les implications pour les individus.
La date de mort des individus constitue une information clé dans les suivis individuels de poissons, notamment quand on souhaite analyser les causes de mortalité. Les données de pistage seules ne permettent pas toujours de déterminer la date de mort (par exemple lorsque les individus sont peu mobiles comme c’est le cas pendant l’arrêt estival). À la mort de l’individu, les valeurs d’accélération deviennent nulles, et la variance de la pression également. Des mouvements du cadavre dans un premier temps puis de l’émetteur soumis aux flots peuvent être constatés, mais la date de mort peut néanmoins être déterminée très précisément (date et heure). Les données issues des capteurs d’activité cardiaque sont évidemment également informatives, et elles permettent également de mettre en évidence des dysfonctionnements comme des arythmies ou des fréquences cardiaques anormales indicatrices d’un stress comme c’est le cas chez l’individu 23-093 (figure 3, voir paragraphe suivant).
Figure 3. Données issues des deux biologgers (dont un capteur de fréquence cardiaque) implantés dans le saumon 23-093 le 11/07/2023 dans l’estuaire de la Sélune et mort le 19 aout 2023.
Écologie thermique
Les températures corporelles des poissons restent légèrement mais quasiment systématiquement inférieures aux températures relevées dans la Sélune (figure 4). On ne peut exclure un biais méthodologique lié à la façon dont la température est mesurée dans le fleuve, mais cela est cohérent avec l’hypothèse que les saumons cherchent à minimiser l’exposition aux fortes températures. Néanmoins, les températures corporelles approchent ou dépassent les seuils connus dans certains cas (en particulier en 2022 ; figure 4). Au-delà de 20 °C, la demande énergétique pour maintenir le métabolisme de base augmente et celle disponible pour d’autres activités (déplacements, gamétogénèse, défense immunitaire...) diminue. Passé 24 °C, c’est toute l’énergie qu’il est possible de produire qui est mobilisée pour maintenir ces fonctions. Dans ces conditions, l’individu s’épuise et, à court ou moyen terme, est voué à mourir (Breau, 2013). D’autres individus en revanche ont colonisé des tronçons plus frais dans des affluents de la Sélune ou dans la Sée. Ces habitats constituent de véritables refuges et jouent un rôle clé pour la survie des saumons. Les identifier et garantir leur accessibilité est une priorité de gestion (Frechette et al., 2018). Dans l’exemple présenté figure 3a, la fréquence cardiaque mesurée dans la première partie de la chronique se situe aux alentours de 40 battements par minute (bpm) alors que la température ne dépasse pas les 20°C. Elle augmente au-delà de 100 bpm jusqu’à l’arrêt cardiaque en fin de chronique alors que la température dépasse 21 °C, sans que l’on puisse être certain que la température seule est responsable de la mort de l’individu. Les données issues d’autres saumons (non présentées ici) révèlent une forte variabilité inter-individuelle des activités cardiaques et de la réponse à la température qui reste à explorer. Les données d’activité cardiaque récoltées dans le milieu naturel dans cette étude sont les premières sur une période aussi longue. Leur résolution temporelle fine permet d’explorer les variations d’activité cardiaque (fréquence de battement et arythmies ; figure 3b) et ainsi d’évaluer les limites thermiques ou l’effet de stress environnementaux (Clark et al., 2010 ; Gilbert et al., 2024). L’analyse conjointe des variations de température, d’activité (accéléromètrie, déplacements) permettra de mieux définir les seuils de tolérance de la population de la Sélune, les seuils connus ayant été établis pour d’autres populations, souvent plus septentrionales.
Figure 4. Températures corporelles journalières moyennes de saumons équipés de biologgers (lignes colorées) et température dans le cours principal de la Sélune aval (ligne noire).
Conclusions et perspectives
Les données enregistrées par les différents capteurs utilisés (température, pression, accélération, activité cardiaque), combinées aux données de géopositionnement issues du pistage, permettent d’enrichir les connaissances sur l’écophysiologie des géniteurs de saumons. Les bassins versants de taille moyenne à modérée se prêtent à ce type d’études car il est relativement facile de mettre en place des protocoles de capture, de suivi et de récupération des biologgers ou des individus. Grâce à un taux de récupération important des capteurs, les données présentées ici sont rares et hautement informatives. Nous avons mis en évidence la grande mobilité des saumons entre et au sein des bassins versants, mais également la forte mortalité estivale et l’exposition à des températures parfois proches des seuils de tolérance connus, ce qui amène à questionner l’avenir du saumon atlantique à ces latitudes dans le contexte de changement climatique. Cela invite à explorer plus finement la réponse des saumons à la température. Une autre étape de l’analyse des données obtenues sera d’intégrer des paramètres environnementaux (débit, turbidité…) ou biologiques (caractéristiques individuelles) pour mieux expliquer les observations réalisées et leur temporalité.
Parmi les enjeux actuels concernant les poissons migrateurs, nous en identifions deux particulièrement pressants auxquels la télémétrie et le biologging peuvent contribuer. Le premier, déjà évoqué en introduction, concerne l’interaction entre les conséquences du changement climatique en termes de modification des régimes de température et de débits et les obstacles à la migration. Comment le franchissement des obstacles est-il modulé par ces paramètres environnementaux et quelles sont les conséquences (retard, déperdition énergétique, mortalité) ? Lors de la conception des passes à poissons, comment intégrer les contraintes biologiques et environnementales ? Nous pensons que les outils présentés ici peuvent apporter des éléments de réponses pertinents.
Le deuxième exemple concerne l’évaluation de la pression de prédation. En France, la question de la quantification de l’impact du silure glane (Silurus glanis) sur les populations de migrateurs (aloses, lamproies, saumons) est particulièrement prégnante (Dhamelincourt et al., 2025). L’utilisation d’émetteurs dont le signal change après le passage dans le tube digestif d’un prédateur (Weinz et al., 2020) est possible et elle fournit un certain lot d’informations. Elle se heurte cependant à certaines limites (validation, localisation et datation de la prédation) et la combinaison avec d’autres outils serait utile. Lennox et al. (2023) détaillent comment le biologging peut être mobilisé, et expliquent comment les capteurs accélérométriques, de profondeur et de température fournissent des indices permettant d’identifier l’espèce du prédateur, par exemple en mettant en évidence un changement des patrons d’accéléromètrie reflétant des comportements différents du prédateur et de sa proie.
La grande mobilité des poissons migrateurs rend leur observation directe complexe. La télémétrie et le biologging sont des outils permettant la collecte d’informations dans l’espace et dans le temps. Si la télémétrie est un outil efficace pour suivre les déplacements d’individus, les données recueillies sont souvent discrètes, car le coût et les contraintes logistiques qu’impose un suivi fin dans l’espace et dans le temps sont limitants. À l’inverse, le biologging produit des données à haute fréquence de façon continue, mais l’approche est souvent limitée par la capacité à récupérer le matériel et les données enregistrées. L’association des deux approches est donc très bénéfique comme le montrent les données présentées ici. Le coût humain et financier de tels suivis est variable selon le protocole mis en place (nombre d’individus suivis, durée, résolution spatio-temporelle du pistage, type de capteurs utilisés) et selon les dimensions des systèmes étudiés et la mobilité des individus suivis. Mais de façon générale, les budgets mobilisés sont significatifs. Ils peuvent néanmoins être réduits en mutualisant les parcs de récepteurs. Par ailleurs, l’augmentation du taux de récupération du matériel grâce à la télémétrie et au protocole que nous avons développé permet de manipuler moins d’individus pour obtenir une quantité semblable de données, ce qui est un point important au regard de considérations éthiques. La diversification et la miniaturisation croissantes du matériel permettent également de répondre aux enjeux de bien-être animal et de préservation des populations. La miniaturisation est un moyen de réduire l’impact sur les individus (en limitant le volume ou le poids de matériel embarqué). La diversification des capteurs ainsi que l’augmentation de leur capacité de stockage et de leur autonomie augmentent considérablement le niveau d’information produit par individu. Ces développements devraient donc permettre dans le futur d’améliorer la qualité et la quantité de données sur les poissons migrateurs.
Remerciements
Ce projet a été financé par le pôle OFB-INRAE-Institut Agro-UPPA pour la gestion des MIgrateurs AMphihalins dans leur Environnement (Pôle MIAME) ainsi que par le département ECODIV d’INRAE. Nous remercions l’ensemble du personnel DECOD, U3E et OFB ayant contribué au projet notamment Robinson Nédelec, Baptiste Bonnet pour DECOD, Jean-Pierre Destouches et Morgan Druet pour U3E, Richard Delanoé, Franck Cloitre, Stéphane Plessis pour l’OFB.
Lasne, E., Tremblay, J., Forget, G., Anfray, M., Michelot, A., Deroyer, K., Chaubet, T., & Martignac, F. (2023). Comportement des géniteurs de saumons et utilisation de l’habitat lors de leur retour en rivière. https://hal.science/hal-04663988v1
Office Français de la Biodiversité (2020). https://youtu.be/f7WfNJsK6as
Photo d’entête : © Jacques Dumas (INRAE)
Notes
- 1. Union internationale pour la conservation de la nature.
- 2. Saumons n’ayant passé qu’un seul hiver en mer.
Références
- Baglinière, J. L., Maisse, G., & Nihouarn, A. (1991). Radiopistage du mâle adulte de saumon Atlantique, Salmo salar L., durant la dernière phase de la migration de reproduction sur un affluent frayère (Bretagne, France). Aquatic Living Resources, 4, 161-167.
- Breau, C. (2013). Knowledge of fish physiology used to set water temperature thresholds for in-season closures of Atlantic salmon (Salmo salar) recreational fisheries. DFO Canadian Science Advisory Secretariat Science Advisory Report. 163:ii + 24 p. https://www.dfo-mpo.gc.ca/csas-sccs/Publications/ResDocs-DocRech/2012/2012_163-eng.html
- Chmura, H. E., Glass, T. W., & Williams, C. T. (2018). Biologging Physiological and Ecological Responses to Climatic Variation : New Tools for the Climate Change Era. Frontiers In Ecology And Evolution, 6. https://doi.org/10.3389/fevo.2018.00092
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Résumé
Le couplage d’outils de télémétrie et de biologging permet d’analyser la réponse écophysiologique des poissons migrateurs soumis aux pressions d’origine anthropiques telles que la modification de la continuité écologique et le changement climatique. En utilisant les données issues de l’étude de la migration des géniteurs de saumons atlantiques dans la Sélune avant et après arasement de barrages, nous illustrons quelques applications possibles de ces outils pour la connaissance et la gestion. De 2019 à 2023, 143 individus ont été marqués en début d’été dans l’estuaire de la Sélune, puis suivis jusqu’à la reproduction en décembre. Les résultats montrent une forte mortalité des poissons marqués (entre 26 et 83 %) pendant la période estivale. En moyenne, près d’un tiers des individus marqués quitte la Sélune pour les fleuves adjacents. On observe également une recolonisation rapide par les saumons des zones nouvellement accessibles après la suppression du dernier barrage en 2022. Les données de température, d’accélération, de pression ou d‘activité cardiaque fournissent de précieuses informations sur les comportements des individus et sur leurs réponses aux conditions qu’ils rencontrent. Les mesures des températures corporelles montrent que les conditions thermiques estivales de la Sélune sont considérées comme stressantes pour les saumons d’après les standards de la littérature.
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