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Contribution à la cartographie des tourbières acides du massif des Vosges (France) : une avancée significative vers une carte exhaustive des zones tourbeuses actuelles du massif

Dans le cadre d’un programme européen de restauration à l’échelle du massif vosgien, le Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine a actualisé l’inventaire des tourbières grâce à un important travail de terrain et à l’intégration du critère pédologique. Cette démarche a permis d’affiner la connaissance de la répartition des tourbières au sein d’un territoire spécifique, le massif des Vosges, situé dans le département du même nom. Plus de trois cents entités tourbeuses ont ainsi été cartographiées, soit un nombre plus que doublé par rapport au précédent inventaire de 2013, qui reposait uniquement sur la présence d’espèces caractéristiques des milieux tourbeux..

L’enjeu de connaissance, protection et restauration des tourbières

L’accord de Paris, traité international juridiquement contraignant sur les engagements des pays face au changement climatique, a été ratifié par 196 pays, dont la France, lors de la COP21 (Conférence des Nations Unies sur le changement climatique le 12 décembre 2015). Un des engagements concerne la restauration des écosystèmes tourbeux dégradés pour limiter les effets du réchauffement climatique global. Ces écosystèmes représentent à peine 3 % des terres émergées mais stockent encore près d’un tiers du carbone des sols à l’échelle mondiale (projet CAREPEAT1).

Nous définissons une tourbière comme un écosystème reposant sur un histosol particulier, gorgé d’eau, et se caractérisant par :

  • une accumulation de 40 cm ou plus de tourbe sous la végétation en place (Laplace-Dolonde, 1994) ;
  • un taux de matière organique de 30 % minimum (Joosten et Clarke, 2002).

Les tourbières jouent un rôle considérable dans le cycle de l’eau et du carbone (Cubizolle, 2019). Ils permettent, en accumulant de la matière organique non décomposée, de stocker du carbone. Cette accumulation facilite le stockage de l’eau dans la tourbière et participe ainsi à l’atténuation des phénomènes d’érosion des sols et des crues (Cognard-Plancq, 2004). Véritables réservoirs de biodiversité, elles servent aussi d’archives naturelles en conservant des macrorestes animaux et végétaux ainsi que des pollens (Harenda et al., 2017).

Depuis des siècles, l’Homme a transformé ces écosystèmes pour permettre leur utilisation en particulier pour l’agriculture. Leur saturation en eau les rendait inadaptée à la culture, d’où l’intensification du drainage, principale cause de leur dégradation, comme pour l’ensemble des zones humides. Ce drainage a permis la culture de céréales, la sylviculture ou encore le pâturage (Sjögren et al., 2007). En Europe de l’Ouest notamment, l’utilisation de la tourbe comme combustible représente une seconde cause majeure de leur dégradation. L’artificialisation du paysage et les incendies sont d’autres menaces directes. Le réchauffement climatique quant à lui, agit comme un facteur indirect en amplifiant les dysfonctionnements existants avec pour conséquence le relargage de gaz à effet de serre.

Ces perturbations entrainent une baisse de plusieurs dizaines de centimètres de la nappe d’eau. La tourbe ainsi aérée va entamer un processus de dégradation qui limite grandement les services qu’elle rend à l’Homme, et induit de surcroît le relargage du carbone initialement stocké sous forme de gaz à effet de serre (principalement gaz carbonique et méthane). Au sein de l’Union européenne, il est estimé que plus de 50 % des tourbières sont dans un état dégradé (Tanneberger et al., 2021).

La restauration des écosystèmes tourbeux s’est fortement développée en France depuis une dizaine d’années, notamment sous l’impulsion de programmes importants portés par des gestionnaires de milieux naturels, tels que des programmes européens LIFE2 : LIFE Tourbières du Jura, LIFE Anthropofens. Ces travaux se basent sur des expertises de bureaux d’études spécialisés (Grosvernier et Staubli, 2009). Cette professionnalisation permet de mieux appréhender les mécanismes clés pour pérenniser les effets des actions de restauration. Les études récentes démontrent que les travaux de réhumectation des tourbières ont des impacts positifs directs sur les réductions d’émission de gaz à effet de serre des tourbières dégradées (Evans et al., 2021).

Mais pour concevoir ces programmes de restauration à l’échelle des territoires, il est nécessaire de bien connaitre ces écosystèmes à des échelles très fines. Les surfaces de tourbières estimées à l’échelle de l’Europe s’échelonnent entre 593 727 km² et 1 000 000 km² selon la bibliographie. Cet écart fait état de la diversité des types de tourbières (acides, alcalines, de couverture pour le contexte français)3, et dépend de la définition retenue de la tourbière (épaisseur de l’accumulation de matière organique, taux de carbone) et enfin de la précision des inventaires existants. Dans le département des Vosges, le Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine a initié depuis plus de vingt-cinq ans un inventaire de ces zones sur le massif éponyme. Toutefois, les dernières études de répartition d’espèces inféodées aux zones tourbeuses comme le Nacré de la Canneberge, Boloria aquilonaris, la Canneberge, Vaccinium oxycoccos (Stoecklin, 2018), ou encore la Fourmi des bois nordique, Formica truncorum, ont mis en avant des lacunes dans les inventaires historiques comme celui des Mines (Ministère de l’Industrie et du Commerce, 1949a), géoréférencé depuis une dizaine d’années par le Conservatoire sur le territoire vosgien, ou celui publié par le Service de l’observation et des statistiques sur les massifs à tourbières (SOeS) en 20134.

Dès 2021, le Conservatoire a lancé une étude d’amélioration de la connaissance de la répartition des tourbières sur un territoire bien délimité : le massif des Vosges sur son versant lorrain, dans le département des Vosges (88).

Les tourbières dans le contexte vosgien

Le massif des Vosges est un massif de moyenne montagne qui culmine à 1 424 m d’altitude au Grand Ballon. Il se trouve dans le Nord-Est de la France sur deux régions administratives, le Grand Est et la Bourgogne-Franche-Comté. Il est apparu à la suite de l’effondrement rhénan et à l’orogénèse alpine. Cette histoire géologique explique le modelé particulier des Vosges avec des pentes douces et des sommets arrondies sur son versant ouest et des pentes raides et falaises sur le versant est, ainsi que la présence du massif voisin de la Forêt-Noire côté allemand, de l’autre côté du rift.

Il est constitué de divers grès et de granite. Trois grandes entités géologiques se distinguent : les Vosges du Nord (basses montagnes gréseuses), les Vosges moyennes gréseuses et les Vosges cristallines dans la partie Sud.

La zone d’étude, le département des Vosges, se trouve majoritairement sur la partie cristalline du massif (figure 1). Le substrat géologique qui a conduit à la mise en place de sols acides sur l’ensemble du massif est hétérogène.

Carte du massif des Vosges. Localisation des trois grandes parties du Massif des Vosges (du Nord au Sud : les Vosges du Nord, les Vosges moyennes, et enfin les Vosges cristallines) avec en transparence la zone d’étude, l’Est du département des Vosges et ses tourbières.
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Sources : BD Alti IGN, BD Carthage IGN, Agences de l’eau, IFN, modifié par Thibault Hingray, 2024.

Le modelé actuel du massif a été fortement affecté par les deux dernières glaciations. Les indices de présence de ces glaciers sont largement documentés (Flageollet, 2002) et encore visibles avec les moraines du lac de Gérardmer, du Beillard ou encore les vallées en auge comme celle du Valtin. De nombreuses dépressions ont été créées dans le substrat granitique par le retrait des glaciers et les moraines et verrous ont permis à des lacs d’origine glaciaire de se mettre en place suite à la dernière glaciation. Ces dernières ont initié de nombreuses tourbières, même si l’origine des zones tourbeuses vosgiennes est plus diversifiée.

Sur la base du protocole d’Hervé Cubizolle (Cubizolle et al., 2015), nous avons réalisé des datations des horizons de base des tourbières, choisies par rapport à l’altitude et la position de ces dernières dans le massif. Elles ont permis de vérifier que l’origine des tourbières des Vosges (88) est bien postérieure à la dernière glaciation, ou contemporaine sur les tourbières les plus basses en altitude échantillonnées (tableau 1).

Ces tourbières sont dites acides, la plupart ayant connu une phase d’ombrotrophie (alimentation de la tourbière par les précipitations) dans leur développement qui a permis une forte accumulation de tourbe, notamment à l’holocène (Yu et al., 2010) et la formation de dômes tourbeux caractéristiques, en particulier celui de la Ténine (La Bresse, 88), un des derniers encore existants. Cette phase de croissance est reconnue dans le profil de sondage réalisé au carottier à sédiment par la présence d’horizons de tourbe fibrique constitués principalement de Sphaignes (Sphagnum fuscum, Sphagnum medium, Sphagnum capillifolium/rubellum) et de Linaigrette (Eriophorum spp).

RGF93 (EPSG 2154)

Site

Commune

Département

x

y

Matériaux

Profondeur horizon

Âge radiocarbone BP

Cal.BP

Gazon du Faing

Plainfaing

Vosges

1003098

6786832

Tourbe

p. -359 cm

8040 ± 35

9025 - 8730

La Demoiselle

Saint-Nabord

Vosges

964477

6772986

Tourbe basale

-166 cm / -168cm

8665 ± 45

9750 - 9537

La Demoiselle

Saint-Nabord

Vosges

964477

6772986

Tourbe basale

-168 cm / -170cm

8740 ± 45

9894 - 9554

Jemnaufaing

Rochesson

Vosges

985257

6773814

Démarrage tourbe

à pheignes

-428 cm / -430cm

8665 ± 50

9750 -9537

Jemnaufaing

Rochesson

Vosges

985257

6773814

Tourbe limoneuse à Prêle

-473 cm / -475cm

9340 ± 50

10701 - 10383

Jemnaufaing

Rochesson

Vosges

985257

6773814

Tourbe basale limoneuse à pheignes

-482 cm / -484cm

9650 ± 50

11199 - 10780

Jemnaufaing

Rochesson

Vosges

985210

6773894

Tourbe basale

limoneuse à Prêle

-528cm / -530cm

9060 ± 50

10375 - 9968

Jemnaufaing

Rochesson

Vosges

985210

6773894

Démarrage tourbe

à pheignes

-562cm / -564cm

8760 ± 45

10111 - 9552

Tourbière

des Charmes

Thiéfosse

Vosges

976308

6768204

Tourbe basale limoneuse

-301cm / -303cm

6605 ± 40

7571 - 7429

Tourbière

des Charmes

Thiéfosse

Vosges

976308

6768204

Démarrage tourbe

à pheignes

-304 cm / -306 cm

6790 ± 40

7686 - 7576

Tourbière

Des Charmes

Thiéfosse

Vosges

976506

6768333

Tourbe basale limoneuse

-352cm / -354cm

8235 ± 45

9406 - 9027

Tourbière

des Charmes

Thiéfosse

Vosges

976506

6768333

Tourbe basale

-407cm / -409cm

9875 ± 50

11598 - 11196

Pierrache

Bellefontaine

Vosges

960827

6773511

Tourbe basale

-93cm / -95cm

11405 ± 60

13420 - 13168

Pierrache

Bellefontaine

Vosges

960903

6773535

Tourbe basale

-109cm / -112cm

11645 ± 60

13606- 13348

Pierrache

Bellefontaine

Vosges

960894

6773580

Tourbe basale

-105cm / -110cm

11850 ± 60

13980 - 13514

Feignes sous Vologne

La Bresse

Vosges

996002

6778810

Tourbe basale

-348cm / -350cm

5945 ± 40

6885- 6671

Tableau 1. Tableau récapitulatif des datations des couches basales de tourbe selon la méthode Protocole d’Hervé Cubizolle (Cubizolle et al., 2015). Les échantillons ont tous été récupérés à la base des carottes de tourbe à l’aide de la sonde à sédiment. Les matériaux ont ensuite été nettoyés et envoyés pour datation au Centre de datation par le radiocarbone à Lyon par mesure par accélérateur. Les tourbières montagnardes se sont bien installées à la suite des dernières glaciations ; la plus basse en altitude, à Bellefontaine à 550 m, semble contemporaine de la fin de la dernière glaciation. La datation radiocarbone se base sur le cycle de vie du carbone 14. La mesure était par convention exprimée en années B.P. (before present, soit avant 1950). Cependant, les variations du taux de carbone dans l’atmosphère n’étaient pas prises en compte. La comparaison avec d’autres méthodes de datation a permis d’établir une courbe d’étalonnage : elle corrige les résultats en « années BP calibrées » (cal BP). Cette calibration a tendance à vieillir les âges.

Les limites des cartographies existantes

La dernière cartographie des tourbières des Vosges publiée date de 2013 avec la cartographie des massifs à tourbières du Service de l’observation et des statistiques du ministère en charge de la transition écologique, dit SOeS (basée sur l’inventaire complémentaire des tourbières du massif des Vosges de 1984 par Serge Muller). Elle ne rassemblait qu’une partie des tourbières et seulement celles définies sur la base de la végétation (présence/absence d’habitats et d’espèces caractéristiques). Aucune vérification ni de la présence de tourbe ni du taux de carbone n’avait été réalisée. Or une tourbière se caractérise avant tout par ces deux critères.

Notre objectif est alors de sonder les tourbières pour lesquelles les données de profondeur de tourbe sont absentes, pour valider leur nature.

Un recueil bibliographique a permis de rassembler les données existantes sur la base de la végétation :

  • inventaire de 1984 (Müller, 1984) ;
  • inventaire des massifs à tourbières du SOeS ;
  • inventaire Espaces naturels sensibles du département des Vosges5 ;
  • inventaires des tourbières dans les zones Natura 2000 concernées (zone de protection spéciale et zone spéciale de conservation6) ;
  • inventaire des Mines de 1949, ce dernier a été géoréférencé par le Conservatoire sur la partie Lorraine de l’inventaire (Ministère de l’Industrie et du Commerce, 1949b) ;
  • inventaire dans les sites à statut de protection forte (réserve naturelle, arrêtés préfectoraux de protection de biotope) ;
  • inventaire des habitats et espèces dans les sites gérés par le Conservatoire et dans les études naturalistes produites par le Conservatoire.

Le protocole de l’inventaire des tourbières des Vosges (88)

Ce premier jeu de données constitue le plan d’échantillonnage initial. Du fait de l’hétérogénéité des tourbières, de la topographie dégradée des anciens dômes et de leurs origines diverses (issues d’une cuvette glaciaire, de sources ou d’un contexte alluvial) l’analyse par des modèles numériques de terrain ne peut aboutir qu’à une identification des zones humides potentielles. L’analyse topographique ne peut pas prétendre à identifier toutes les zones tourbeuses ombrotrophes, c’est-à-dire alimentées par les précipitations. Ces dernières peuvent en effet modifier la topographie par la constitution de dômes ou dépôts tourbeux de plusieurs mètres d’épaisseur. Il a été préféré, du fait d’une zone d’étude relativement resserrée, de réaliser une lecture des photographies aériennes de l’IGN7 et les SCAN25 de l’IGN (par rapport aux couleurs caractéristiques des zones tourbeuses sur la photographie aérienne de l’IGN de 2014 et la typologie des lieux-dits se rapportant aux tourbières dans le massif vosgien : faing et charmes) pour pré-localiser les zones de tourbières. L’analyse des photographies a été réalisée manuellement compte tenu de l’échelle spatiale de la zone d’étude, l’Est du département des Vosges, soit près de 220 000 ha. Sur des surfaces plus grandes, une analyse automatisée doit être envisagée. Cette phase de pré-cartographie des zones potentiellement tourbeuses a permis de réaliser le plan d’échantillonnage.

D’après les données de la Chambre d’agriculture 88, le département des Vosges est le troisième département français le plus boisé avec environ 280 000 ha de forêt (48 % de recouvrement à l’échelle du département et 60 % à l’échelle du massif). La recherche de zones tourbeuses est très difficile sous couvert forestier sachant que la forêt représente actuellement seulement 35 % des milieux enveloppes des tourbières vosgiennes cartographiées (zone tampon de 100 m autour des zones tourbeuses). Le reste est en majorité inclus (62 %) au sein d’espaces décrits comme prairies dans la carte d’occupation des sols du CES OSO – THEIA8 (version 2022). Il existe un biais réel de détection de ces écosystèmes sous une couverture ligneuse, l’analyse des documents d’aménagement et le recueil auprès des techniciens forestiers ont permis l’identification de certaines tourbières mais sans doute de manière insuffisante dans un objectif de cartographie exhaustive.

Le protocole de terrain utilisé a consisté en la récolte de deux données descriptives primordiales : la puissance de tourbe et la présence de tourbe fibreuse à Sphaignes.

La profondeur utilisée pour qualifier la tourbière est de 40 cm d’accumulation. Au minimum un sondage a été réalisé au centre des entités tourbeuses. Plus la taille et la complexité topographique augmentent et plus le nombre de points de relevé augmente. Ces sondages ont été réalisés avec une sonde à sédiment en fibre de verre de 1 cm de diamètre. Ce matériel a été utilisé puisque, associé à des rallonges de 1 m, l’échantillonnage est possible jusqu’à 10 m de profondeur avec le matériel en possession du Conservatoire.

Du fait du nombre élevé de tourbières, le taux de carbone dans la tourbe n’a pas été mesuré, les seules données sont celles de l’inventaire des Mines9 et une donnée en cours d’analyse au Laboratoire ChronoEnvironnement de l’université de Franche-Comté sur la tourbière des Charmes (Rupt-sur-Moselle, Vosges).

Sur un échantillon de tourbières, les données de présence de tourbe fibrique à sphaignes ont été vérifiées pour conclure au passé ombrotrophe des tourbières vosgiennes. Cette donnée a pu être récoltée grâce à un carottier à sédiment. Les rallonges associées (raccord baïonnette) permettent un sondage jusqu’à 6 m de profondeur.

Aucune contrainte n’a été posée sur la valeur seuil de surface minimale des entités. Cependant, deux entités d’un même complexe tourbeux séparées physiquement par une absence de tourbe et donc déconnectées d’un point de vue fonctionnel ont été considérées comme deux entités différentes.

Dans le cadre de la connaissance des tourbières par le Conservatoire et l’aide à la détermination de l’état de conservation des tourbières, des données complémentaires floristiques et faunistiques complémentaires sur des espèces strictement inféodées aux tourbières (Sphagnum capillifolium et Sphagnum medium, Canneberge, Vaccinium oxycoccos, Linaigrette vaginée, Eriophorum vaginatum, Nacré de la Canneberge, Boloria aquilonaris, Leucorrhine douteuse, Leucorrhinia dubia et Fourmi des Bois nordique, Formica truncorum) ont été récoltées, mais non analysées dans cette étude.

Les Vosges, un massif à tourbières

Le plan d’échantillonnage fait état de 488 sites pré-identifiées (tableau 2).

Cent soixante-dix-huit d’entre eux possèdent un statut de protection forte (Réserve naturelle nationale, Réserve naturelle régionale, Réserve biologique domaniale, APPB10) soit 36 % des entités. Les sites du Conservatoire, bien que protégés sur le long terme et bénéficiant d’un plan de gestion, ne sont pas encore officiellement reconnus comme site à protection forte et sont inclus dans la catégorie statut intermédiaire. Les sites en forêt publique sont au nombre de 340 (70 % du nombre total). Bien que protégées par le code forestier, ils ne bénéficient pas d’un document de gestion spécifique.

Tableau 2. Tableau récapitulatif de l’analyse des tourbières des Vosges (88). Chaque sous-partie représente une catégorie de données en lien avec les 488 tourbières pré-identifiées.

Nombre d’entités tourbeuses

Pourcentage (%)

Total

Amélioration des connaissances grâce à l’inventaire

Nouvelles tourbières identifiées dans l’inventaire

252

52 %

488

Entités identifiées dans l’inventaire des Mines de 1949

236

48 %

Bilan sur la protection des tourbières acides dans le département des Vosges

Statut de protection forte (RNN, RNR, RBD, APPB)

178

36 %

488

Statut de protection non reconnu comme protection forte encore (site Conservatoire, Natura2000 ZSC et ZPS, Régime forestier)

193

40 %

Sans aucun statut au sens large du terme (ni régime forestier, ni autre statut)

117

24 %

Un échantillon partiel de la disparition des zones humides

Tourbières non prospectées

60

12 %

488

Tourbières disparues ou sous le seuil des 40 cm

40

8 %

Tourbières au seuil des 40 cm

388

80 %

Un inventaire toujours en cours

Tourbières prospectées

128

88 %

488

Tourbières non prospectées

60

12 %

Pour comparaison, l’atlas de 1949 du ministère de l’Industrie et du Commerce décrit 236 entités tourbeuses, soit 48 % du total. L’exercice d’évaluer la disparition des tourbières a été réalisé sur cet échantillonnage. Toutes les tourbières ont été relocalisées mais vingt-six entités sur les 236 ont totalement disparu suite à l’exploitation agricole, soit 11 %, depuis les années 1940. Ce nombre est toutefois trompeur car dans l’analyse des photographies aériennes et des prospections terrains qui ont été réalisées lors de la création et déploiement sur le terrain du plan d’échantillonnage, un nombre très important de lieudits en -faing se sont relevés exempts de tourbières en 2024. C’est un sérieux indice quant à la disparition massive de ces zones humides.

Soixante entités classées comme tourbières potentielles n’ont pas été prospectées car elles se trouvent en grande partie en Réserve naturelle avec une réglementation qui ne permet pas la sortie des sentiers. Ce sont majoritairement de petites enclaves tourbeuses à Molinie autour de la tourbière de Machais et dans le massif du Grand Ventron. La validation de ces entités en tant que tourbière acide dans la définition prise en compte dans cet article doit être programmée.

En 2025, les tourbières validées (accumulation de plus de 40 cm de tourbe) sont au nombre de 388 entités (236 dans les précédents inventaires se basant sur celui des Mines) sur une surface totale de 1 086,3 ha, presque deux fois la surface du ban communal de la commune d’Épinal, chef-lieu du département des Vosges, pour une répartition médiane de 1,1 ha (figure 2).

Figure 2. Carte des tourbières acides du Département des Vosges en 2024. Localisation des 388 tourbières acides (points verts sur la carte) suite à l’inventaire du Conservatoire, en comparaison aux 236 tourbières du précédent inventaire (points bruns sur la carte).
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Soixante-trois communes du département sont concernées par la présence d’au moins une tourbière avec certaines d’entre elles cumulant une majorité des tourbières comme Bellefontaine (218 ha), Gérardmer (117 ha) ou encore La Bresse (113 ha).

La profondeur maximale a été relevée à Machais avec 14 m de profondeur au niveau de l’œil de la tourbière. Cette tourbe est toutefois d’origine lacustre. La répartition médiane de l’épaisseur des tourbières vosgiennes est de 160 cm. La présence de tourbe fibrique à Sphaignes a été vérifiée sur 137 d’entre elles.

L’altitude minimale était de 300 m pour une tourbière aujourd’hui disparue à Domèvre-sur-Durbion (mais décrite historiquement de l’atlas des Mines) ; la hauteur maximale de 1 275 m au Gazon de Faîte au Valtin. La médiane est 850 m d’altitude.

Une cartographie dynamique, donnée de base aux analyses de territoire futures

Entre le dernier inventaire de 2013, basé sur la seule présence d’espèces caractéristiques des zones tourbeuses, et celui présenté ici-même de 2024, le nombre de tourbières identifiées a plus que doublé, sachant qu’il reste 60 entités presque toutes en réserve naturelle à échantillonner. Bien que le taux de carbone n’ait pas été mesuré, les données historiques, l’accumulation de 40 cm de tourbe et la présence d’un horizon de tourbe fibrique à Sphaignes dans les tourbières sondées au carottier à sédiments suffisent à confirmer la réelle présence des tourbières. Cet inventaire apparait comme plus complet et peut servir de base de travail fiable à l’inventaire national des tourbières.

Cet article ne fait pas état du fonctionnement des tourbières, par manque de données sur l’ensemble des entités. Mais sur les sondages réalisés pour chercher de la tourbe fibrique (photo 1), la grande majorité des tourbières présentaient un horizon de dégradation sommital. Dans le contexte de réchauffement climatique actuel, ces tourbières dysfonctionnelles sont clairement émettrices de gaz à effet de serre. L’intérêt de cette étude est d’avoir localisé les tourbières, celles à forte valeur patrimoniale mais également celles dégradées : la prochaine étape sera de connaitre l’état de conservation de ces écosystèmes pour engager des mesures de protection et de restauration destinées à atténuer les émissions de gaz à effet de serre du territoire, voire de redynamiser certains écosystèmes et imaginer un retour des processus écologiques de ces milieux, dont le potentiel stockage naturel de carbone.

Photo 1. Carotte de tourbe sur la tourbière du Gazon du Faing à Plainfaing (Vosges, France). Tourbe fibrique et sa couleur naturellement rousse, composée essentiellement de Sphaignes (Sphagnum capillifolium, Sphagnum fuscum et Sphagnum medium) fraichement extraite à l’aide du carottier à sédiment.
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Photo : Marjolaine Chesnais, 2020.

Depuis 1940 et la fin de l’exploitation de tourbe dans le massif, encore une partie des tourbières a disparu du fait du drainage, de la sylviculture, de l’optimisation de l’utilisation des surfaces agricoles ou de l’urbanisation. L’analyse des lieux-dits démontre l’omniprésence des tourbières dans la toponymie sans indice visible d’écosystèmes tourbeux en 2024. La disparition de ces écosystèmes depuis plus de 200 ans est difficilement quantifiable mais est bien supérieure aux 13 % mis en évidence sur l’échantillon des Mines.

Pour pallier le biais de détection forestier ou celui de modification totale de la flore et de la topographie des tourbières, une des pistes envisagées au-delà de l’analyse des modèles numériques et de l’étude automatisée des photographies satellites (Minasny et al., 2019) et qui aurait l’avantage d’être efficace aussi bien en milieu ouvert, qu’en forêt, est celle basée sur la radioactivité naturelle des sols par l’analyse des rayons gamma (Beamish et White, 2024). La méthode ayant déjà été testée en Irlande, le jeu de données de cette cartographie pourrait permettre de valider un modèle d’analyse des couches superficielles de sol pour le territoire des Vosges et d’identifier à plus large échelle les tourbières relictuelles et les tourbières forestières, derniers éléments manquant à cette cartographie. Cette méthode est d’autant plus intéressante qu’une campagne de géophysique aéroportée du BRGM11, dont la radioactivité du sous-sol par spectrométrie gamma, est en cours sur les Vosges durant l’été et l’automne 2024. Des discussions sont en cours entre le BRGM et le Conservatoire pour vérifier si la donnée produite (cartographie de la réponse du sous-sol aux rayons gamma) peut permettre de répondre à la question de l’optimisation de la cartographie des tourbières. La réactualisation de la cartographie des tourbières acides du Département des Vosges du Conservatoire est une remarquable opportunité d’étalonner le modèle d’analyse des tourbières par la spectrométrie gamma sur le territoire métropolitain.

Conclusion

Cette étude a permis d’améliorer sensiblement la connaissance de la répartition des tourbières à l’échelle d’un territoire particulier, le massif des Vosges dans le département éponyme, pour aboutir à 388 tourbières encore présentes à ce jour, tout état de conservation confondu. L’analyse des données (modélisation de la connectivité entre les tourbières, complément d’inventaire côté alsacien) servira de base de travail au projet européen de restauration des tourbières à l’échelle, cette fois, de l’entièreté du massif vosgien.

Au-delà des analyses de modèle numérique de terrain ou d’analyses automatisées des photos satellites, qui ne répondent pas à la recherche de zones tourbeuses disparues physiquement ou cachées sous un couvert forestier, l’analyse de la radioactivité naturelle des sols apparait comme un outil à tester sur le jeu de données produit dans cette étude, encore plus du fait de l’étude du BRGM en cours sur la cartographie de cette radioactivité à l’échelle du territoire d’étude.

Ce jeu de données peut trouver de multiples applications. Il a déjà été transmis au Service Départemental d’Incendie et de Secours des Vosges (SDIS88) pour intégration dans sa base de données cartographiques, essentielle pour construire leur plan d’intervention à une époque où les feux de forêt vont être de plus en plus fréquents en moyenne montagne. Cette communication va permettre de limiter les dégradations directes par les pompiers en cas d’intervention, ce qui est d’autant plus important que ces écosystèmes jouent pleinement leur rôle de tampon, de frein par rapport aux incendies quand ils sont fonctionnels. Au contraire, les tourbières dégradées devront être protégées des feux de forêt pour limiter le phénomène de feux zombie, au sein desquels la combustion des couches inférieures de tourbe peut durer quelques mois à un an sans possibilité d’intervention. Les services rendus par ces écosystèmes à l’Homme vont bien au-delà du risque incendie, et sont notamment les principaux amortisseurs du changement climatique par l’absorption et le stockage de l’eau. Ils retardent les effets des sécheresses et préservent la ressource en eau, la biodiversité et stockent en plus de grandes quantités de carbone.

En savoir plus

Les données d’inventaires, au format shapefile (EPSG : 2154), sont actualisées chaque année par le Conservatoire. Les versions successives sont disponibles seulement sur demande auprès du Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine. La personne référente est Thibault HINGRAY, chargé de mission scientifique, t.hingray@cen-lorraine.fr

Remerciements

Merci à Jean-Christophe Ragué pour son travail mené pendant toute sa carrière au Conservatoire au service de la connaissance de ses tourbières, merci à Charly Janot pour avoir arpenté les tourbières vosgiennes à la sonde topographique et merci aux relecteurs de cette étude pour leurs remarques avisées, Jacques Baudry, Julien Dabry, Francis Muller, Hélène Laugros et Florian Rabemananjara.

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Photo d’entête : Tourbière de Lispach (Vosges). © V. Pagneux (INRAE)

Notes

Références

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Résumé

Les tourbières sont des puits naturels de carbone qui stockent, à l’échelle mondiale, près du tiers des ressources en carbone des sols émergés pour une surface proportionnellement limitée. Dégradées par l’exploitation de l’Homme (agriculture, sylviculture, commerce), les tourbières asséchées de l’Ouest européen deviennent des sources de gaz à effet de serre. L’enjeu de restauration est énorme dans le contexte de changement climatique. Mais pour permettre aux projets de restauration d’émerger, il est nécessaire de cartographier au mieux ces écosystèmes. Les anciens inventaires français ne se basaient que sur le critère floristique, limitant l’interprétation des résultats. Dans le cadre d’un programme européen de restauration à l’échelle du massif vosgien, le Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine a mis à jour l’inventaire des tourbières par un intense travail de terrain et l’ajout du critère pédologique. Plus de trois cents entités tourbeuses ont été cartographiées mais il reste que notre méthode permet difficilement la détection des tourbières détruites et des tourbières forestières dans un département très boisé.

Auteurs


Thibault HINGRAY

t.hingray@cen-lorraine.fr

Affiliation : Conservatoire d’espaces naturels de Lorraine, Antenne Vosges, 88400 Gérardmer

Pays : France

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