Application de l'analyse de cycle de vie aux infrastructures hydrauliques : retours d’expérience de deux sociétés d’aménagement régional
La Société du Canal de Provence et BRL Ingénierie sont deux sociétés d’aménagement régional, basées respectivement en Provence et en Occitanie et spécialisées dans la conception, la réalisation et la gestion de grands ouvrages hydrauliques. Toutes deux furent membres et partenaires de la chaire ELSA-PACT, dont l‘objectif était de promouvoir et diffuser le concept d’analyse de cycle de vie auprès des acteurs publics et privés des territoires. L’évaluation des impacts des projets d’aménagement hydraulique revêt donc une importance particulière pour l’accompagnement de leurs projets, comme en témoignent deux de leurs experts.
Interview
Comment avez-vous eu connaissance de la méthode ACV ?
Nicolas GÉHÉNIAU (NG) - Chef de projet en infrastructure hydraulique, BRL Ingénierie
À l’instar de la Société du Canal de Provence (SCP) et d’autres partenaires industriels (comme SUEZ par exemple), BRL Ingénierie est membre fondateur et partenaire de la chaire ELSA-PACT (encadré 1). De 2014 à 2023, la chaire a travaillé sur le thème de l’application de l’analyse du cycle de vie (ACV) au domaine de l’eau et de l’agriculture. Nous avons pu réaliser une montée en compétence progressive sur cette méthode d’évaluation environnementale.
Agata SFERRATORE (AS) - Chef du projet Stratégie Bas Carbone et expert ACV, Société du Canal de Provence
À l’époque, l’ACV était peu connue dans notre métier d’aménageur hydraulique. Au lancement de la chaire, il a été difficile de l’appliquer telle quelle, car cela nécessite à la base un certain degré de connaissance. L’appui de la chaire a été fondamental pour franchir le pas !
Après dix ans de pratique, comment l’ACV est utilisée au sein de vos entreprises ?
AS – Nous avons commencé par des stages, qui ont eu pour objectif de faire une ACV focalisée sur des parties de nos aménagements. Cela a débuté par une analyse des techniques de pose des canalisations, des stations de pompages et des réservoirs.
NG – Il s’est agi aussi de récolter des données de terrain qui ont permis de renseigner l’inventaire nécessaire pour réaliser chaque aménagement (le temps des engins de chantier, les volumes de béton utilisés, les longueurs de canalisations et les quantités de matière première par exemple), puis de décrire leur fonctionnement (l’énergie requise pour le fonctionnement d’un réseau d’eau).
AS – Toutes ces données nous ont ensuite permis de modéliser les impacts d’un aménagement entier, qui est assemblé par ses composantes (telles que les longueurs de canalisations, la nature des travaux, le nombre de stations de pompage).
NG – Cela nous a permis de comparer des variantes, comme par exemple un tracé plus long qui contourne un massif, versus le creusement d’une galerie dans la montagne. L’objectif est d’identifier quelle variante a le moins d’impacts.
AS – On peut s’interroger aussi sur le choix de la ressource en eau que l’on prélève : c’est une forme de variante ! Opter pour le pompage dans une nappe souterraine locale ou mettre en place une infrastructure pour acheminer l'eau par gravité depuis plus loin représente deux options très différentes que l'ACV permet de comparer.
Comment l’ACV est acceptée par les personnes non initiées ?
AS – Au sein de la SCP, nous fonctionnons en mode projet, et j’étais déjà responsable des parties environnementale et réglementaire des projets qui m’étaient confiés. Il m’a donc été facile de présenter l’ACV à l’équipe projet comme un outil supplémentaire d’aide à la décision.
La majorité de nos projets sont soumis aux études d’impact et l’ACV est un outil complémentaire. Nous utilisons l’ACV aussi pour calculer les émissions de CO2 associées à un futur projet. Cela permet de répondre aux exigences du Code de l’Environnement pour les projets soumis à évaluation environnementale.
NG – Chez BRL, la complexité de la méthode ACV demeure encore un obstacle à son utilisation plus large. De nombreux collègues considèrent cette méthode comme une « boîte noire ». Pourtant, la véritable puissance de cette méthode réside dans sa capacité à comparer des éléments disparates, comme « des choux avec des carottes ». Les résultats de l'ACV ne sont pas toujours faciles à interpréter, et le soutien de la chaire ELSA-PACT a été essentiel pour les analyser et garantir leur crédibilité scientifique.
Qu’est-ce que l’ACV apporte de plus par rapport aux approches classiques ?
NG – L’un des grands atouts de l’ACV est son approche globale et cycle de vie. L’approche globale permet de quantifier l’impact global d’un projet d’aménagement local. Par exemple, l’ACV permet de tenir compte de l’impact environnemental de l’extraction du minerai de fer en Afrique ou en Amérique du Sud, minerai qui est ensuite utilisé pour fabriquer les canalisations en fonte que l’on pose ici en France.
AS – Parmi les indicateurs d’impact pris en compte dans une ACV, figurent les émissions de gaz à effet de serre (GES). Ainsi, en réalisant une ACV, on effectue aussi un bilan carbone du projet. Cette approche est particulièrement utile, car les émissions de GES sont de plus en plus prises en compte. En cela, l’ACV est à même de contribuer à la politique de responsabilité sociétale d’entreprise (RSE).
Comment l’ACV peut venir en aide aux démarches RSE ?
AS – C’est ce que l’on appelle l’ACV « organisationnelle ». Elle est encadrée par la norme ISO/TS 14072. Cela consiste à considérer l’entreprise comme l’objet du périmètre d’inventaire, et calculer toutes les émissions provenant de son fonctionnement. Cela va des ramettes de papier jusqu’aux infrastructures réalisées, en passant par le parc automobile et le restaurant d’entreprise. Dans notre cas, les principaux impacts liés à notre activité sont liés aux matières premières qui composent nos infrastructures (canalisations métalliques en particulier), ainsi qu’à l’énergie utilisée par les stations de pompage. Cela trace la voie pour les thèmes à cibler prioritairement lors de la mise en place d’un plan d’action visant une transition « bas carbone ».
NG – De nombreuses entreprises ont recours à un bilan des GES ou un bilan carbone, mais l’ACV aussi permet de calculer l’empreinte environnementale du périmètre d’activité d’une entreprise. L’avantage de l’ACV est qu’elle ne se cantonne pas aux émissions GES ; elle prend en compte d’autres impacts comme l’impact sur la couche d’ozone, la biodiversité, la toxicité humaine ou l’écotoxicité.
AS – On pourrait dire que l’ACV représente une avancée par rapport au bilan carbone, car elle permet de prendre en compte d’autre impacts que les seuls GES, dont notamment des impacts en lien avec les limites planétaires
Quelles sont les limites de l’ACV ?
AS – En plus de la difficulté initiale à se familiariser avec la méthode, qui peut être levée par une formation de qualité, des obstacles persistent en raison des bases de données qui fournissent les facteurs d’émissions. Ces bases de données ne sont pas assez précises pour modéliser certains de nos principaux impacts. Si l’on prend l’exemple des canalisations : la base de données globale modélise l’acier ou la fonte forgés, avec une grande quantité d’impacts liés à l’énergie pour la mise en forme d’un produit générique. Or, on sait par exemple que les canalisations en fonte sont coulées dans un moule ; leur fabrication nécessite moins d’énergie que ce qui est indiqué dans la base de données pour un produit en fonte quelconque.
NG – Un travail est donc à mener avec les fabricants de canalisation pour renseigner au plus juste les impacts !
Quelles sont les perspectives d’application de l’ACV dans le futur ?
NG – Le développement par les fabricants de canalisations de fiche de déclaration environnementale et sanitaire (FDES) est une solution possible pour avoir des facteurs d’émissions plus précis. Ces fiches sont élaborées via une ACV sous la responsabilité des fabricants d’un produit. Elles permettent d’avoir les données concernant les impacts du produit, sans forcément dévoiler des informations sensibles relevant du secret industriel, comme cela pourrait être le cas avec la quantité d’énergie qui est utilisée pour le fabriquer. Pour l’instant, seulement quelques producteurs disposent de FDES. De plus, cela ne concerne que les canalisations de petits et moyens diamètres utilisées dans le bâtiment. Mais on espère que leur diffusion sera généralisée aux grandes infrastructures, telles que nos réseaux de transfert d’eau, ainsi que les barrages qui mobilisent la ressource en eau.
AS – Une autre perspective intéressante pour l’ACV est son application à l’échelle territoriale (voir l’exemple illustré dans l’article de Nicolas Rogy et al. (2024), où vont varier à la fois les infrastructures mises en place et l’usage agricole qui en découle) pour évaluer les impacts de différents scénarios d’aménagement sur un territoire donné. Cela implique de collaborer avec d’autres parties prenantes pour envisager l’évolution de ce territoire avec différents types d’aménagements, puis de calculer les services rendus et les impacts associés, afin de choisir la trajectoire de développement de moindre impact.
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Photo d’entête : © WH_Pics – Adobe Stock
Notes
- 1. Thèse co-financée par la chaire ELSA-PACT et la région Occitanie.
- 2. L'objectif des limites planétaires est de définir des seuils au-delà desquels les activités humaines risquent de causer des dommages irréversibles à l'environnement et de mettre en péril les conditions favorables à la vie sur Terre. Ces limites englobent différents aspects de l'environnement, dont l'utilisation de l'eau douce.
Résumé
L'analyse de cycle de vie (ACV) s'applique en tant que méthode d'évaluation environnementale à différentes étapes d'un projet d'infrastructure hydraulique : dans les études amont, pour comparer des variantes, mais aussi lors des phases de conception détaillée, afin d'écoconcevoir les ouvrages.
L'ACV complète l'analyse des impacts par une vision plus globale et complémentaire à celle des évaluations environnementales, études d’impact réglementaires et inventaires faune-flore.
Deux sociétés d’aménagement régional spécialisées dans la conception, la réalisation et la gestion de grands ouvrages hydrauliques font le point de la façon dont ils ont appréhendé cette méthode.
L’un des freins à l’applications de cette méthode est le fait qu’elle nécessite une certaine expertise pour être appliquée, ce qui bride certaines entreprises à disposer de ressources en interne pour réaliser des ACV. Une autre difficulté est l’imprécision des bases de données des facteurs d’émissions, qui ne permet pas de modéliser tous les aménagements souhaités. Cependant cette difficulté commence à être levée par la généralisation auprès des fournisseurs de fiches de déclaration environnementale et sanitaire (FDES) qui sont basées sur des ACV et qui renseignent les émissions d’un produit (ex. une canalisation). Dans l’avenir les perspectives d’application de la méthode sont prometteuses, car l'ACV peut être aussi l'un des leviers d'action pour engager une transition vers une stratégie bas carbone : l’identification des principaux impacts d’une entreprise via une ACV permet de cibler sur quoi agir. Dans le cas des aménageurs d’infrastructure d’eau, l’effort doit être concentré en amont, sur les modalités de production des matières premières, et en phase d’exploitation, par exemple pour optimiser l’usage de l’énergie dans la distribution de l’eau. Enfin, dans un futur proche, l’ACV à l’échelle territoriale pourrait évaluer l'opportunité et les modalités de réaliser des aménagements, afin d'identifier les services rendus au territoire par différentes variantes d'aménagement.
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