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« L’implacable beau temps » ? La remarquabilité de l’épisode de sécheresse de 1893

Pourquoi la sécheresse de 1893 a-t-elle été perçue comme un événement majeur, alors que d’autres épisodes tout aussi sévères, comme celui de 1892, ont été oubliés ? À travers l’étude des archives météorologiques, administratives et religieuses, cet article montre comment la combinaison d’une crise agricole aiguë, d’une réaction gouvernementale inédite et d’une documentation abondante a fait de 1893 un cas à part dans l’histoire des risques climatiques en France.

Introduction

Dans sa lettre circulaire diocésaine émise le 11 avril 1893, François, évêque de Chartres, écrivait : « L’implacable beau temps dont nous jouissons depuis quelques semaines se prolonge ; nos sources tarissent, nos champs s’altèrent, nos moissons souffrent ». Son témoignage souligne ainsi la manière dont l’épisode de sécheresse apposait sa trace sur le paysage fortement végétalisé des campagnes à la fin du XIXe siècle. L’épisode en question est un événement météorologique de déficit pluviométrique sévère accompagné de vents prononcés, qui aurait frappé une partie de l’Europe et du territoire français métropolitain durant une « séquence tiède » (Javelle et al., 2016), après la sortie du Petit Âge Glaciaire1. 

L’épisode a eu des répercussions nombreuses, notamment sur les végétations. En particulier, ses conséquences sur les activités agricoles, avec des pertes importantes de cultures fourragères, ébranlent pour plusieurs années les activités d’élevage. Ces conséquences motivent une réaction gouvernementale, dans le contexte de la crise agricole des années 1880 à 1900. Cela est également en adéquation avec une tradition ancienne de secours étatiques en cas de catastrophe naturelle (Favier, 2002 ; Favier, 2018 ; Brunier et al., 2019).

Du point de vue des sources, il est très visible2. À partir du milieu du XIXe siècle, la météorologie s’institutionnalise à grande échelle à l’initiative d’Urbain Le Verrier, directeur de l’Observatoire de Paris. À partir de 1856 s’organise un réseau d’observation météo-télégraphique (Locher, 2008)3, qui se développe sur toute la seconde moitié du XIXe siècle, notamment après la prise d’autonomie du service météorologique et la création du Bureau central météorologique (BCM) en 1878 (Fierro, 1991). Durant la deuxième moitié du XIXe siècle se structure également la science hydrologique, notamment sous l’influence motrice d’Eugène Belgrand à la tête du Service hydrométrique du bassin de la Seine. Les discours savants et données produites dans le cadre de l’étude des phénomènes météorologiques, hydrologiques et de leur étroite imbrication, représentent pour l’historien et l'historienne un ensemble archivistique essentiel. Pour l’étude de l’épisode de 1893, ces sources sont très éclairantes. Leur examen pousse néanmoins à interroger cette remarquabilité de l’épisode de 1893. Elle est en effet minorée par certains discours savants, et précédée en 1892 d’un autre épisode qui passe quant à lui relativement inaperçu. L’étude de cet épisode permet d’examiner les rapports humains à l’événement sécheresse – l’épisode fait-il, pour commencer, événement ? Comment l’appréhende-t-on ? Avec quels outils, vocabulaire, données quantitatives, en trace-t-on les contours ? Il s’agit d’examiner des discours divers, allant du champ lexical du fléau que l’on retrouve dans les lettres diocésaines aux mesures pluviométriques publiées dans les périodiques spécialisés en météorologie, en passant par les déclarations de pertes et les notices agricoles proposant des alternatives aux productions détruites par le manque d’eau.

La visée de cet article est de proposer une caractérisation de l’épisode de 1893 en France métropolitaine et d’interroger plus largement cette notion de remarquabilité de l’événement sécheresse, en plusieurs étapes. Dans un premier temps, il s’agit de s’intéresser aux manières dont les contemporains appréhendent l’épisode, puis d’en étudier les répercussions, et enfin de se pencher sur les réactions des autorités publiques, que ce soit en termes d’amortissement des effets de l’épisode ou de compensation.

Un épisode de « sécheresse printanière »

La démarche de cartographie approximative de l’épisode est déjà celle des météorologues de l’Observatoire de Paris et du BCM. Une des attributions de ce dernier est la diffusion des travaux qui y sont menés, notamment par le biais de publications comme les Annales du Bureau central de météorologie, qui constituent une source essentielle. Elles permettent d’établir qu’en 1893, plusieurs années après la prise d’indépendance du service météorologique et la création par décret du BCM en 1878 (Fierro, 1991), le réseau compte 1958 stations d’observations4.

Ce réseau est celui qui permet, notamment par la production de données pluviométriques et de leur interprétation, de faire le portrait des épisodes de sécheresses. Les données chiffrées, les résumés mensuels et annuels, les cartes, permettent de lire, littéralement entre les gouttes de pluie, les moments météorologiques plus secs. Ils permettent également de mieux se représenter la simultanéité de l’événement sur le territoire métropolitain, ce qu’il est difficile d’obtenir par le biais des archives administratives issues des départements5. C’est ainsi tout une production de discours savants et de données qui contribuent à mieux connaître le climat français, à identifier des normales, des moyennes, et dans cet ensemble, à repérer les « anomalies6 ».

Par un faux paradoxe, parler de sécheresse revient toujours à parler d’eau, et ici, de pluie. Elle est mesurée par tranches d’eau sur le pluviomètre, des données reportées et interprétées par les météorologues. Ainsi est rendue visible, en creux, l’étendue probable de l’épisode de 18937. Ces relevés sont accompagnés de résumés interprétatifs qui clarifient la donnée, permettant d’identifier cinq mois particulièrement secs sur l’année. Le mois de janvier est qualifié de « remarquablement sec pour tout le Midi », et plus généralement, il est mentionné que la quantité de pluie tombée sur l’ensemble du territoire est « très inférieure à la moyenne ». Le mois de mai est également « très peu humide » et le mois de juin présente des caractéristiques similaires. Pour le mois d’août, on parle de « sécheresse », précisant que « la pluie est inférieure à 25 mm, sur plus de la moitié de la surface de la France et, seul, le Midi méditerranéen reçoit plus de 50 mm d’eau. Cependant les vingt-cinq premiers jours du mois sont remarquablement secs dans cette région ». Ce sont les mois de mars et d’avril qui se démarquent particulièrement8. On lit ainsi que :

La sécheresse extraordinaire du mois de mars 1893 est, pour nos régions, un fait météorologique exceptionnel. La hauteur de pluie est partout inférieure à 25 mm, sauf en quelques régions peu étendues avoisinant le Plateau central et sur la frontière Est, des Vosges à la Durance. La superficie totale des points sur lesquels il est tombé plus de 25 mm est à peu près le sixième de la surface de la France.

Le mois d’avril se distingue d’autant plus, ce qui montre que le processus d’installation de la sécheresse se poursuit et s’aggrave, et souligne son caractère inhabituel.

Le mois d’avril est plus sec encore. En moyenne, du 1er au 22, la pluie est nulle. Un faible groupe se constate le 22 et le 23 sur le littoral de la Manche et s’étend, encore affaibli, jusqu’au bassin de la Mayenne et de la Sarthe. Les derniers jours seuls, du 27 au 30, donnent des pluies notables dans la région des Pyrénées et dans les bassins du Rhône inférieur et du Rhône moyen, jusqu’aux Alpes. Là, et là seulement, la pluie dépasse 25 mm. On peut estimer que, sur un cinquième de la surface de la France, il n’est pas tombé une goutte d’eau pendant le mois d’avril 1893, qui paraît être le mois le plus sec qui ait été observé depuis bien longtemps.

Pour les mois de mars et d’avril, les cartes pluviométriques mettent notamment en lumière une gradation de la faible pluviométrie grâce aux courbes minimales représentant 25 millimètres de pluie au pluviomètre (figure 1). De cette manière, la description cartographique de la pluie devient un outil d’inscription du manque.

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Figure 1. Cartes pluviométriques des mois de mars et avril 1893, montrant un déficit pluviométrique qui s'accentue d'un mois à l'autre.

Source : Annales du Bureau Central Météorologique, 1893. Gallica, Bibliothèque nationale de France.

On note que les sécheresses servent d’échelles de mesure entre elles, notamment dans les travaux des hydrologues. L’épisode de 1893 est comparé à deux autres épisodes de sécheresse ayant notamment touché le bassin de la Seine, en 1870 et 1874. Contrairement à ces deux épisodes, constate Georges Lemoine9 lors d’une intervention à la Société météorologique de France, à la fin mai 1893, « la sécheresse actuelle est une sécheresse printanière », et ne devrait pas mener, comme les deux épisodes précédents, à une « grande pénurie d’eau10 » à l’automne suivant. Lemoine explique notamment que grâce aux pluies tombées durant les mois de la saison froide, les sols et le réseau hydrographique du bassin de la Seine ont reçu suffisamment d’eau. La question de la temporalité de manifestation d’un épisode de sécheresse est donc déterminante.

Dans les discours des hydrologues existe également une distinction, entre le caractère sec d’une « année météorologique », et l’influence réelle d’un épisode de sécheresse sur le réseau hydrographique. L’épisode est systématiquement remis en contexte à l’échelle de ladite année météorologique et ses répercussions ainsi mesurées. Dans le même temps s’introduit une distinction clarifiée entre ce qui peut se rapporter à un caractère de sécheresse météorologique – ou pluviométrique – et ce qui se rapporte à une « sécheresse des cours d’eau », ce qui n’est pas le cas durant l’épisode de 189311.

Afin de compléter l’esquisse, il importe d’interroger la perception de la sévérité de l’épisode de sécheresse dans les discours savants, qui rejoint la question de sa remarquabilité. L’épisode de 1893 est précédé, en 1892, d’un épisode de sécheresse semblable. Cette année-là, « le mois de mars est peu pluvieux12 », et le mois d’avril « est remarquablement sec ». Quant à mai, il « en est beaucoup plus sec encore que celui d’avril, et la faible quantité d’eau tombée pendant les trois mois du printemps de cette année constitue un fait météorologique exceptionnel dont le retentissement s’est fait lourdement sentir dans les pays d’élevage, comme la Normandie13 ». Le mois de juin est assez sec également. En somme, les caractéristiques pluviométriques rappellent celles de l’épisode de sécheresse météorologique de 1893, à ceci près que « sans les pluies torrentielles d’octobre, cette année eut été remarquablement sèche14 ». L’année météorologique connaît donc un rééquilibrage. Il n’en reste pas moins que l’épisode est comparativement très peu présent dans les sources. Est-ce du fait d’une sévérité effectivement moindre ? Est-ce la répétition de l’événement qui donne à 1893 cette présence amplifiée dans les discours ? Une hypothèse pourrait être celle du rapport à la ressource en eau, complexifié par l’enchaînement de deux sécheresses d’une année sur l’autre, à ceci près que les pluies de la saison froide 1892-1893 semblent suffire à réalimenter ces stocks à satisfaction.

Peut-on parler d’un décalage de perception autour de l’épisode de 1893, en comparaison avec celui de 1892 ? Il est néanmoins à souligner que les discours savants se répondent et en tempèrent parfois la gravité. On lit en effet dans les Annales du bureau central météorologique que « l’année 1893 est exceptionnellement sèche15 », alors qu’en décembre 1893, si le météorologue Emilien Renou admettait que « cette année [avait] été remarquable par sa sécheresse de printemps », il soutenait qu’elle n’avait « pas été aussi extraordinaire que l’ [avait] cru le public »16. Ici, Renou recontextualise l’épisode dans son année météorologique correspondante.

La sévérité de l’épisode de 1893 est donc nuancée dans les discours météorologiques. Ses répercussions sur les activités humaines comme l’agriculture sont néanmoins abondamment documentées, et dénotent d’une forte implication des autorités publiques.

« Les récoltes sont menacées et les populations inquiètes » : les répercussions immédiates de l’épisode

L’épisode de 1893 est un épisode de sécheresse printanière dont les répercussions adviennent à un moment crucial du cycle de développement végétal, et en particulier du cycle agricole. C’est le moment où les céréales entament leur pousse, où les prairies verdissent de futurs fourrages, en somme un moment où les pluies printanières sont un attendu. Leur absence est donc remarquée de manière générale, ce qui explique la mention de l’événement dans des sources très diverses.

D’une manière plus insidieuse que peut l’être l’inondation et selon un déroulement bien différent, la sécheresse revêt un caractère spectaculaire. Cela est notamment visible dans certaines lettres circulaires diocésaines émises au printemps 1893, ces lettres par lesquelles les évêques mandent des neuvaines de prières ad petendam pluviam pour mettre fin au manque de pluie17. Le champ lexical employé y donne à voir un épisode aux répercussions lourdes, à l’implication émotionnelle certaine pour les populations. La nature de la source permet d’effectuer une sorte de carottage sémantique et de se faire une idée du vocabulaire employé, dans le contexte ecclésiastique, pour parler de l’événement sécheresse. Elle pose également la question de ce qui, auprès des populations ayant une pratique religieuse, infuse un imaginaire de la sécheresse et influe sur leurs représentations de l’événement18.

Dans sa lettre du 22 avril, l’évêque du diocèse de Coutance et d’Avranches écrit que « la sécheresse persistante qui nous désole et menace d’anéantir les riches espérances que permettaient de concevoir nos récoltes nous fait sentir le besoin de recourir à la prière publique19 ». On y reconnaît un lexique de la désolation. L’évêque d’Evreux décrit, quant à lui, « l’ardeur persistante du soleil et le souffle glacial des nuits [qui] ont desséché la terre, les céréales ». Il dresse un paysage de « plantes fourragères [qui] jaunissent et s’étiolent, de larges vides [qui] se remarquent dans les sillons ensemencés ». Il invoque également le cultivateur qui « se sent pris d’inquiétude en face de ses champs désolés [et qui] n’aura plus à attendre que la détresse et la stérilité 20». Cette notion d’inquiétude se retrouve dans les lettres des évêques de Bayeux et Lisieux, ou de Nantes, qui écrivent respectivement que « les récoltes sont menacées et les populations inquiètes21 » et que « les espérances de la saison prochaine sont menacées22». Le terme « fléau » est même employé dans la lettre de l’évêque de Dax et d’Aire23. Cet ensemble dresse ainsi un tableau inquiétant qui nourrit l’imaginaire de la sécheresse envisagée comme un événement destructeur, une calamité au sens propre.

Il est certain que les répercussions agricoles de l’épisode furent considérables. La temporalité de l’épisode de sécheresse, qui démarre dès les deux premiers mois du printemps, semble en être l’explication. C’est un moment stratégique de la pousse, notamment pour les prairies et les cultures de plantes fourragères et de ce manque découle des répercussions fortes sur les végétations – cultures, fourrages, forêts, etc.

Les sources regorgent de déclarations de pertes de cultures diverses. Dans l’Eure, par exemple, plusieurs communes déclarent ces pertes, comme Morsan, où l’on estime à 18 608,70 francs les cultures compromises en betterave, avoine, blé, colza, orge, trèfle, luzerne et herbe, ou à St-Victor d’Epine où l’on estime à 56 962 francs les cultures compromises en céréales, blé, avoine, lin, colza, pré et herbages, trèfles, vesces et autres fourragères24.

Les pertes de fourrages sont particulièrement prononcées et mènent à des pénuries, signalées dans plusieurs départements. Pour beaucoup d’agriculteurs, il est difficile de nourrir leurs bêtes, ce qui conduit à les vendre, comme on le voit dans l’arrondissement d’Épinal, dans le département des Vosges. On y constate « l’extrême rareté, partant l’énorme cherté des fourrages. Ainsi ont-ils atteint le prix inouï de 150 fr. les 1 000 livres ». Acculés par cette situation, les « petits cultivateurs » n’ont parfois pas d’autre choix que d’« abattre leurs bêtes, pour en vendre la viande aux conditions les plus défavorables, soit à les céder à vil prix25 ». Dans le Tarn-et-Garonne, selon le professeur départemental d’agriculture P. Dubreuilh, « la sécheresse nous a enlevé au moins les deux tiers de nos ressources fourragères26 ».

L’épisode de sécheresse favorise également la survenue d’incendies, comme en Gironde. On y constate que « le printemps et l’été se présentent [...] avec des caractères exceptionnels au point de vue climatérique27. La sécheresse extrême de ces deux saisons, qui a eu une répercussion si intense sur l’agriculture en général, a tout particulièrement favorisé l’extension des incendies dans la région landaise28 ». La question des facteurs aggravants se pose également, comme les vents et la température. Les effets de l’épisode de sécheresse sont donc très visibles pour les contemporains. Les différents discours renvoient à un épisode étendu qui laisse une trace spectaculaire sur les végétations, transformant le paysage et abîmant les cultures. Cela suscite une implication forte de l’État.

Répondre à l’épisode, l’État entre tentative d’enrayement des répercussions et compensation

Les répercussions de l’épisode entraînent une certaine diversité des mesures prises à différents échelons des autorités publiques, impliquant un dialogue entre les différents ministères – Agriculture, Finances, Intérieur et Travaux publics – et les représentants de l’État dans les départements. Elles sont organisées aux échelons parlementaires, ministériels, préfectoraux, sous-préfectoraux et municipaux, en s’appuyant sur des relais comme les syndicats et comices agricoles ou la presse. L’ampleur des réactions des autorités publiques et des administrations n’a pas d’équivalent dans le cas d’un épisode de sécheresse au XIXe siècle. Ces réponses relèvent de plusieurs démarches. En premier lieu, l’aménagement de mesures qui doivent amortir les répercussions de l’événement sur les activités agricoles, notamment par le biais de diffusion de littérature et d’instructions agronomiques précises et ciblées. Elles ruissellent selon un réseau d’enseignement agricole organisé dans les départements et encadré par le ministère de l’Agriculture. En second lieu, elles prennent la forme de mesures compensatoires qui sont représentatives d’une attribution ancienne de l’État (Favier, 2002). C’est un processus administratif long qui se déroule de l’estimation des pertes agricoles et financières consécutives pour les agriculteurs à la répartition de secours alloués par le Parlement.

Rapidement, le constat est fait de l’état de détérioration des cultures, en particulier des fourrages. Cela menace la subsistance du bétail, qui représente une partie substantielle de l’activité agricole française, notamment dans la production d’engrais (Knittel et al., 2024). Les premières dispositions prises au niveau ministériel concernent donc la préservation des fourrages, mais aussi l’encouragement à recourir à des alternatives fourragères pour enrayer la pénurie. Le 3 mai sont ainsi émises des Instructions aux professeurs d’agriculture sur les moyens d’atténuer les effets de la sécheresse sur les fourrages. Cette notice de quatre pages est transmise aux préfets en deux cents exemplaires, accompagnée par une circulaire du ministère de l’Agriculture datée du 5 mai. Consigne est donnée de la publier dans le recueil des actes administratifs du département, et de la diffuser « aux journaux, aux Sociétés d’agriculture, aux Comices agricoles […] ainsi qu’aux municipalités intéressées29 ». Elle dénote, relativement tôt dans le déroulement de l’épisode, une volonté de prévenir les répercussions que le manque de fourrage pourrait avoir sur le bétail.

Via les mêmes réseaux, le ministère de l’Agriculture cherche également à pallier les pertes en garantissant la relance de l’agriculture fourragère. Le 27 septembre, une circulaire relative aux ensemencements de plantes fourragères alternatives aux fourrages précédemment compromis par la sécheresse parvient ainsi aux préfets, à destination des professeurs d’agriculture. Le texte est également à publier dans le recueil des actes administratifs, et doit être transmis de la même manière que la circulaire du 5 mai30.

Les difficultés d’approvisionnement sont telles que les ministères de l’agriculture et de l’intérieur décident de mesures devant atténuer les pénuries. Ils facilitent ainsi l’accès aux forêts domaniales et bois communaux pour le pâturage des bêtes, notamment par le biais d’une circulaire transmise aux conservateurs des forêts et inscrite au Journal officiel le 9 mai. Les préfets en sont informés le jour suivant31. Une telle mesure est déjà proposée en 1870 du fait d’un épisode de sécheresse32, l’État autorisant à une certaine souplesse dans un domaine habituellement strictement contrôlé, en cas de difficultés. Ils permettent le transport de fourrage entre les départements, à moindre coût. Le 2 juin, le ministre de l’Agriculture fait savoir aux professeurs d’agriculture que des réductions de prix ont été consenties par les compagnies de chemin de fer, pour le transport de diverses denrées servant à l’alimentation du bétail33.

Le ballet des circulaires se poursuit durant l’été et jusqu’à l’automne pour tenter d’alléger le poids des impositions sur les contribuables touchés par la sécheresse et pour apporter une forme de compensation, bien qu’insuffisante. L’appareil législatif est également mêlé au processus. Le 17 juin 1893, le ministre de l’agriculture réclame à la Chambre des députés que soit allouée à son ministère une somme de 5 millions de francs, afin de permettre l’organisation de secours pour les cultivateurs. « Cette somme de 5 millions sera mise à la disposition des préfets dans les départements les plus éprouvés, avec mission de la répartir entre les sociétés d’agriculture et les syndicats34 ». Le 12 juillet, un projet de loi est déposé en ce sens, sur lequel la commission du budget fournit un rapport le 20 juillet. Le 21 juillet, le projet de loi est adopté par la Chambre35.

Le 10 août, Albert Viger adresse aux préfets une circulaire où il fait le constat des résultats de la sécheresse qui, « dans certains départements, a pris les proportions d’un véritable désastre [et a] causé à l’agriculture française des pertes énormes ». Il ajoute qu’« il est malheureusement à craindre que toute la gravité de ce désastre ne se fasse sentir que dans quelques mois, alors que les derniers approvisionnements en fourrages étant épuisés, l’agriculteur se trouvera, s’il ne dispose d’autres ressources alimentaires, dans l’impossibilité de nourrir son bétail ». Dans l’optique de remédier à cette « situation critique », il annonce qu’un « crédit extraordinaire » est ouvert au budget du ministère de l’Agriculture36. L’aide, cependant, ne peut que difficilement être envisagée sous forme de « secours individuels, qui, étant donné le nombre considérable des perdants, seraient absolument insignifiants ». Ces secours sont donc plutôt envisagés sous forme de « subvention aux départements, aux communes ou aux associations agricoles qui auraient déjà fait ou seraient disposés à faire aux agriculteurs soit des prêts d’argent, soit des avances en nature suivant les régions et les besoins constatés37 ». Dans la foulée, une enquête est à nouveau demandée, afin de déterminer les besoins des agriculteurs et les meilleurs moyens de leur porter secours.

Dans le même temps, des aménagements sont prévus pour permettre aux administrés touchés par la sécheresse de faire des demandes de dégrèvements d’impôts. Cela est précisé dans la circulaire du 10 août, les dégrèvements pouvant être sollicités par « tous ceux de vos administrés qui auraient éprouvé des pertes de récoltes ». En amont de la circulaire du 10 août, une enquête est commandée sur les répercussions agricoles de la sécheresse. Le 28 juillet, des instructions du ministre de l’Agriculture sont transmises aux préfets par télégramme. Il demande à ce que lui soit transmise une estimation des pertes agricoles, et les conséquences que lesdites pertes peuvent avoir sur la situation des cultivateurs. Ces informations sont demandées par Paul Peytral, ministre des Finances, afin d’estimer s’il est nécessaire de recourir à des aménagements « dans le recouvrement des contributions directes38 ». Ces aménagements sont relatifs à la procédure administrative en vigueur, stipulant que les demandes doivent être transmises « quinze jours avant l’époque habituelle de l’enlèvement des récoltes ». Lorsque la circulaire de Viger est émise, la plupart de ces récoltes ont déjà été faites. Début septembre, un délai est donc accordé par circulaire, jusqu’au 15 octobre, pour « les demandes en remise d’impôt foncier motivées par les pertes de revenu causées par la sécheresse39 ».

Les institutions se placent ainsi dans une position héritée de soutien aux populations en cas d’événement extrême en organisant une procédure compensatoire à plusieurs niveaux. Cela traduit également l’exemple d’une administration centralisée, fonctionnant du haut vers le bas. Cette posture est doublée d’un effort tourné vers l’enrayement des effets de l’épisode de sécheresse sur les activités agricoles, et en particulier l’élevage, qui passe par la diffusion d’une littérature agronome. D’une certaine manière, le ministère de l’Agriculture encourage ainsi le cultivateur à adopter ce qui est estimé être la bonne manière de procéder, en contexte de sécheresse. Il faudrait interroger la viabilité de ces méthodes et leur intégration effective aux pratiques agricoles. Ainsi pourrait être enrichie la question de l’adaptabilité des pratiques humaines aux épisodes de sécheresses, et donc des traces laissées par ces épisodes.

Conclusion

L’épisode de sécheresse printanière prononcée de l’année 1893 a donc eu des répercussions très visibles, en particulier sur l’agriculture, activité essentielle de la France métropolitaine de la fin du XIXe siècle. Il convient également de préciser que l’épisode advient dans un moment de crise de déflation agricole au niveau européen du fait de l’élargissement du marché, et dans un contexte de réappropriation de l’agrarisme par les républicains40 . La période se caractérise donc à la fois par un protectionnisme grandissant sur la fin du XIXe siècle, et par une valorisation agricole qui passe par l’enseignement et la diffusion des bonnes pratiques41 . On peut y voir une explication à la particulière visibilité de l’épisode de 1893 dans les sources.

Toujours est-il que ce moment météorologique renseigne considérablement sur les perceptions générales de la sécheresse en France à la fin du XIXe siècle. Il permet d’interroger les manières dont on définit et décrit un épisode de sécheresse et de se faire une idée du langage qui contribue à nourrir son imaginaire. L’événement est également l’objet d’étude de disciplines à la structuration bien avancée comme la météorologie et l’hydrologie. Les discours produits dans ce cadre permettent de recontextualiser l’épisode de 1893 et de nuancer sa sévérité météorologique, ce qui rend d’autant plus visible et singulière l’intervention de l’État dans la gestion de l’épisode et de ses répercussions. La remarquabilité de l’épisode semble donc tenir en particulier à ses effets sur l’agriculture. Néanmoins, cela n’explique pas à satisfaction la discrétion de l’épisode quasiment miroir de 1892, certes moins sévère, mais qui advient également au printemps.

En 1921, une des sécheresses les plus sévères du XXe siècle, est publié dans l’Annuaire météorologique de la France un classement des années météorologiques les plus sèches connues dans une quinzaine de stations d’observation42. De nouveau, les épisodes de sécheresse constituent en eux-mêmes les échelles de mesure de leurs successeurs. L’épisode de 1893 n’y est pas mentionné.

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Photo d’entête : Isl@m – CC BY-SA 3.0

Notes

  • 1. C’est un épisode auquel je m’intéresse dans le cadre de ma thèse, consacrée à l’étude des épisodes de sécheresse en France métropolitaine, de 1857 à 1921.
  • 2. À l’échelle de mon corpus, c’est l’épisode le mieux fourni au point de vue des sources.
  • 3. Urbain Le Verrier propose ce projet à Napoléon III en 1854. Le 20 avril 1856, une circulaire fixe son organisation.
  • 4. Pour donner une idée de la rapidité du développement de ce réseau, on compte 1 808 stations en 1891, 1 861 stations en 1892. La station d’observation des Açores rejoint ce réseau en 1893. Annales du Bureau Central Météorologique, année 1893.Tome III Pluies en France.
  • 5. Pour des raisons logistiques, l’exhaustivité est difficilement atteignable sur ces dépouillements.
  • 6. Annuaire météorologique de la France, 1858, p.262.
  • 7. Dans le tome III du volume de l’année 1893 des Annales du Bureau central météorologique, intitulé Pluies en France, est publié un résumé pluviométrique de l’année. Ce résumé accompagne une série de douze cartes pluviométriques mensuelles et une carte des répartitions pluviométriques annuelles. La volonté des auteurs est de simplifier la lecture de données chiffrées.
  • 8. Ibid.
  • 9. Ingénieur des Ponts et Chaussées, collègue d’Eugène Belgrand.
  • 10. Annuaire météorologique de la France, 1893, p. 164.
  • 11. L’expression est présente sémantiquement pour les années 1868 et 1870 de l’Annuaire météorologique de la France. Pour approfondir le propos, il faudrait s’intéresser plus largement à la distinction des types de sécheresses dans les discours savants et non-savants, ainsi que leur distinction entre les disciplines ayant l’eau pour objet durant cette période, étude qu’il serait difficile de mener en détail dans cet article.
  • 12. Annales du BCM, 1892.
  • 13. Annales du BCM, 1892, p. 8.
  • 14. Ibid.
  • 15. Annales du BCM, 1893, p. 9.
  • 16. Ces propos sont rapportés dans le compte-rendu de la séance du mardi 5 décembre 1893, dans l’Annuaire météorologique de la France, 1894.
  • 17. Pour 1893, il s’agit d’un corpus de six lettres circulaires diocésaines dépouillées à la Bibliothèque nationale de France.
  • 18. Il est difficile d’évaluer cela. L’étude d’écrits du for privé comme des journaux intimes ou livres de raison pourrait être éclairante ici
  • 19. Bibliothèque nationale de France, Église catholique, diocèse de Coutances, Manche, Lettre circulaire prescrivant une neuvaine pour obtenir la cessation de la sécheresse, Coutances, impr. de C.Daireaux, 1893, in-4°, 7 p.
  • 20. Bibliothèque nationale de France, Église catholique, diocèse d’Evreux, Lettre circulaire ordonnant des prières pour obtenir de Dieu la cessation de la sécheresse, Évreux, impr. de L.Odieuvre, 1893, in-4°, 3 p.
  • 21. Bibliothèque nationale de France, Église catholique, diocèse Bayeux, Calvados, Lettre-circulaire prescrivant des prières pour obtenir la cessation de la sécheresse, Bayeux, impr. de O.Payan 1893, in-4°, 2 p.
  • 22. Bibliothèque nationale de France, Église catholique, diocèse de Nantes, Lettre circulaire ordonnant des prières pour obtenir de Dieu la cessation de la sécheresse, Nantes, impr. de L.Mellinet, 1893, in-8°, 3 p.
  • 23. Bibliothèque nationale de France, Église catholique, diocèse d’Aire-sur-l’Adour, et Dax, Landes, Lettre-circulaire aux curés du diocèse pour l’exécution de la lettre pastorale du 20 mai 1893, qui prescrit des prières publiques à l’occasion de la sécheresse, Aire, impr. de L.Dehez, 1893, In-4°, 2 p.
  • 24. AD Eure, 1 M 317.
  • 25. Bibliothèque nationale de France, Krantz, C., Syndicat et comice agricoles d’Épinal. Conseils aux cultivateurs dans le but de remédier à la sécheresse et à ses effets, Impr.de C. Huguenin (1893), In-8°, 8 p.
  • 26. Bibliothèque nationale de France, Dubreuilh, P (professeur départemental d’agriculture), Instructions pratiques sur les moyens d’atténuer les effets de la sécheresse sur les fourrages, par P. Dubreuilh, Montauban, impr. de J. Granié, 1893, in-8°, 15 p.
  • 27. Climatique.
  • 28. Clavel, G. (1858-1929), Rayet, G. (1839-1906), Note sur les incendies des landes de la Gironde et sur la sécheresse exceptionnelle du printemps et de l’été 1893, 1893, Bordeaux, impr. de A. Lanefranque (Tolbiac).
  • 29. Bibliothèque nationale de France, AD Eure 1 M 317, AD Doubs 1 PA 71.
  • 30. AD Eure 1 M 317.
  • 31. Ibid.
  • 32. Journal Officiel, 9 juin 1870.
  • 33. Journal Officiel, 3 juin 1893.
  • 34. Journal officiel. Débats parlementaires. Chambre des députés, 17 juin 1893.
  • 35. Ibid.
  • 36. Journal officiel, 12 août 1893.
  • 37. Ibid.
  • 38. AD Eure 1 M 317.
  • 39. AD Eure 1 M 317.
  • 40. Mouvement social et idéologie célébrant les vertus rurales. C’est la base d’un discours approprié par les élites conservatrices, que récupèrent les républicains dans les années 1870 dans un contexte d’affrontement électoral. Cela se traduit notamment par la création du ministère de l’Agriculture en 1881 (Cornu et al., 2025).
  • 41. Loi Méline votée le 11 janvier 1892 (Cornu et al., 2025).
  • 42. Stations situées à Paris, Nancy, Orléans, Vesoul, Les Settons (Nièvre), Pontarlier, Lyon, Genève, Grenoble, Gap, Embrun, Sisteron, Draguignan, Marseille, Nice. Annuaire météorologique de la France, 1921.

Références

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  • Cornu, P., Frioux, S., Marrec, A. , Mathis, C. F., & Plarier, A. (2025). Une histoire environnementale de la France, 1870-1940 (volume 2). Les natures de la République. La Découverte.
  • Favier, R. (2002). Les pouvoirs publics face aux risques naturels dans l’histoire. CNRS – Maison des Sciences de l’Homme Alpes.
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  • Locher, F. (2008). Le Savant et la tempête : étudier l’atmosphère et prévoir le temps au XIXème siècle. Presses Universitaires de Rennes.

Résumé

En 1893, la France a connu un épisode de sécheresse printanière sévère, affectant profondément les activités agricoles et motivant une réaction gouvernementale qui ne se manifeste pas dans le cas d’autres épisodes de sécheresse. L’épisode est documenté par des sources diverses, notamment issues des disciplines météorologiques et hydrologiques qui s’institutionnalisent au cours du XIXe siècle, mais aussi par des sources religieuses ou administratives. Le gouvernement met en place une réponse centralisée, par le biais de mesures destinées à amortir les effets de l’épisode, et contribue à l’organisation de secours et compensations. L'article interroge également la notion de « remarquabilité » de cet épisode de sécheresse, comparé à celui de 1892, moins documenté malgré des caractéristiques similaires. Les discours savants et les archives administratives révèlent une perception nuancée de la sévérité de la sécheresse de 1893, soulignant l'importance des répercussions agricoles et des réactions des autorités publiques.

Auteurs


Hélène KOWALSKI

helene.kowalski@univ-lille.fr

Affiliation : Institut de recherches historiques du Septentrion, Lille

Pays : France

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