Gestion des lagunes de la Réserve naturelle de la Baie de Somme
Chapeau
En Baie de Somme, les fortes évolutions du paysage altèrent les écosystèmes et perturbent les conditions de vie d’espèces à fort enjeu de conservation. Tel est le cas des lagunes de la partie terrestre de la Réserve naturelle nationale, qui se retrouvent désormais isolées de la mer, et ne remplissent plus leurs fonctions écologiques envers des espèces végétales comme la Ruppie maritime ou diverses espèces de limicoles comme l’Avocette. Afin de restaurer un fonctionnement approprié pour ces lagunes, des études sont menées, sur la bathymétrie, la qualité de l’eau, la faune benthique ainsi que sur les ouvrages hydrauliques et leurs modalités de gestion. Cet article présente les principaux résultats de ces travaux, mais également les premiers axes de réflexion sur la mise en place d’aménagements adéquats aux objectifs de conservation des espèces.
Présentation du site
La Réserve naturelle nationale de la Baie de Somme a été créée en 1994 par décret ministériel et est gérée par le Syndicat mixte Baie de Somme-Grand Littoral picard. Elle couvre environ trois mille hectares (figure 1).
Figure 1 – Cartographie de la Réserve naturelle nationale de la Baie de Somme.
Sources : Inventaire national du patrimoine naturel, OpenStreetmap.
La partie terrestre, le Parc ornithologique du Marquenterre, propriété du Conservatoire de l'espace littoral et des rivages lacustres (CELRL) couvre deux cents hectares (figure 2). Cet espace à vocation première touristique et pédagogique accueille environ cent soixante mille visiteurs par an (hors années de covid).
Elle a été isolée de la mer par la construction d’une digue en 1962. Il existe un ouvrage unique d’entrée d’eau de mer dans l’estuaire de la Maye qui alimente le plan d’eau du poste 1.
Figure 2 – Cartographie du Parc ornithologique du Marquenterre, partie terrestre de la Réserve naturelle nationale de la Baie de Somme.
Méthodologie
La Réserve naturelle de la Baie de Somme a bénéficié de cinq plans de gestion depuis 1995 et, dans le cadre de l’évaluation du plan de gestion actuel, des réflexions complémentaires conduisent à la mesure de variables supplémentaires (en complément des actuels suivis) pour les trois grands plans d’eau potentiellement saumâtres. Il s’agit notamment :
• de la bathymétrie et de la détermination des volumes d’eau,
• de la cartographie des salinités,
• de la qualité de l’eau,
• du benthos,
• de l’emplacement des nids de Tadorne de Belon (Tadorna tadorna) et d’Avocette (Recurvirostra avocetta),
• de la gestion des ouvrages hydrauliques.
Les protocoles mis en œuvre sont présentés sommairement dans le tableau de la figure 3.
Figure 3 – Tableau de synthèse des méthodologies déployées dans le cadre de cette étude.
Crédit photo : P. Kraemer et C. Fagot.
Principaux résultats
Bathymétrie
Le traitement des données a permis d’obtenir la cartographie des profondeurs pour chaque plan d’eau (figure 4).
Figure 4 – Bathymétrie du bassin 3 – Poste 4, 5 et 6 (carte réalisée avec QGIS).
Le modèle numérique de terrain permet de calculer le volume total de chaque bassin au moment des relevés (tableau 1). Il est d’environ 44 000 m3 pour le bassin du poste 1, d’environ 53 000 m3 pour le bassin du poste 3 extérieur et d’environ 152 000 m3 pour le bassin des postes 4, 5 et 6.
Tableau 1 – Principales caractéristiques des bassins.
Bassin |
Nom |
Surface (en ha) |
Volume (en m3) |
Profondeur maximale mesurée (en m) |
---|---|---|---|---|
1 |
Poste 1 |
4,46 |
43 816 |
2,8 |
2 |
Poste 3 extérieur |
6,52 |
53 334 |
3,5 |
3 |
Poste 4, 5 et 6 |
13,34 |
152 024 |
5,4 |
Ce modèle permet également de calculer le volume d’eau de chaque bassin en fonction des différentes hauteurs (figure 5). La connaissance de ces volumes permet de tester des hypothèses d’augmentation de la salinité des bassins et d’évaluer la durée du pompage nécessaire pour atteindre des valeurs cibles de salinité (figure 6).
Figure 5 – Estimation des volumes d’eau en fonction de la hauteur dans les bassins.
Figure 6 – Exemples d’estimation de l’évolution de la salinité en fonction du nombre de jours de pompage.
Hypothèses : précipitation de 700 mm/an ; volume total 150 000 m3 ; pompage de 800 m3 par jour ; salinité initiale de 1,4 g/l.
Cartographie de la salinité
Bien que le site soit à proximité immédiate de la mer, seul le plan d’eau du poste 1 présente une salinité supérieure à 15 g/l. Les deux autres plans d’eau sont adoucis depuis plusieurs décennies.
Certains autres plans d’eau présentent une salinité de 0 g/l, ce qui indique un faible impact des embruns sur la salinité (figure 7).
Figure 7 – Cartographie de la salinité dans le Réserve naturelle nationale de la Baie de Somme.
Qualité de l’eau
Les concentrations en azote et notamment en nitrates, sont faibles à très faibles. En revanche, des concentrations importantes de phosphates ont été mesurées dans plusieurs plans d’eau. Ceci indique que le facteur limitant pour l’eutrophisation est l’azote et pas le phosphore, contrairement aux situations fréquemment rencontrées dans les masses d’eaux superficielles (tableau 2).
Tableau 2 – Résultats des analyses d’eau (campagne d’avril 2021).
Campagne avril 2021 |
Numéro |
2 |
3 |
4 |
---|---|---|---|---|
Paramètres |
Unités |
Poste 1 |
Plan d’eau |
Plan d’eau |
Salinité |
g/l |
16,5 |
4,6 |
1,4 |
Ammonium (NH4) |
mg NH4/l |
0,1645 |
0,0756 |
< 0,05 |
Nitrites |
mg NO2/l |
0,0042 |
< 0,0023 |
< 0,01 |
Nitrate |
mg NO3/l |
< 0,0062 |
< 0,0062 |
< 0,50 |
Azote-Kjeldahl |
mg N/l |
2,3 |
6,2 |
2,28 |
Phosphates |
mg PO4/l |
0,2864 |
0,2559 |
< 0,15 |
Phosphore total |
mg P/l |
0,1174 |
0,7715 |
0,13 |
Demande chimique |
mg O2/l |
70 |
104 |
66 |
Demande biochimique en oxygène (DBO5) |
mg O2/l |
3 |
14 |
3 |
L’origine de ces concentrations en phosphore (et phosphates) n’est pas déterminée. Il pourrait s’agir d’un enrichissement lié aux stationnements importants d’oiseaux (Evans, 1999).
Pour intervenir efficacement contre la pollution par le phosphore, il faut agir tôt, avant que la situation ne se dégrade de façon difficilement réversible (Barroin, 2007).
Cette situation peut être notamment favorable au développement de cyanobactéries, qui produisent des cyanotoxines à l’origine de dysfonctionnement des écosystèmes et de mortalités massives des espèces (photo 1).
Photo 1 – Développement de cyanobactéries.
Plan d’eau de la Plaine Ouest, le 13/08/21 ; crédit photo : Cédric Jolibois.
Benthos
La méthode permet uniquement de quantifier les treize taxons les plus abondants (tableau 3).
Tableau 3 – Liste des taxons présents et utilisés pour les calculs de densités et de biomasses.
Ordre |
Sous-ordre |
Classe/Famille |
Genre |
Espèce |
---|---|---|---|---|
Annélides |
Polychètes |
Nereidae |
Hediste |
diversicolor |
Spionidae |
Polydora |
sp. |
||
Oligochètes |
||||
Mollusques |
Gastéropode |
Hydrobidae |
Hydrobia |
ulvae |
Crustacés |
Ostracodes |
|||
Mysids |
Mysidae |
|||
Isopodes |
Sphaeromatidae |
Sphaeroma |
sp. |
|
Amphipodes |
Gammaridae |
Gammarus |
sp. |
|
Corophidae |
Corophium |
arenarium |
||
Insectes |
Collemboles |
|||
Diptères |
Chironomidae |
|||
Hétéroptères |
Pleidae |
Plea |
leachi |
|
Coléoptères |
larve sp. |
Pour les substrats meubles, peu/pas végétalisés, la salinité a un effet très positif tant sur la densité (figure 8) que sur la biomasse (figure 9) de macroinvertébrés benthiques.
La biomasse totale de benthos est de l’ordre de 0,05 g/m² pour le plan d’eau des postes 4,5 et 6, de l’ordre de 1,8 g/m² pour le plan d’eau des postes 2 et 3 et de l’ordre de 13,6 g/m² pour le plan d’eau du poste 1, soit un rapport supérieur à 200 entre le plan d’eau des postes 4,5 et 6 et le plan d’eau 1. Le Nereis (Hediste diversicolor) fournit une très forte contribution à cette biomasse.
Figure 8 – Densité de macrozoobenthos dans les trois plans d’eau (en individus/m²).
Figure 9 – Biomasse de macrozoobenthos dans les trois plans d’eau (en grammes de matière sèche libre de cendres/m²).
Avifaune
Le seul plan d’eau saumâtre, du poste 1, a des ressources alimentaires disponibles pour les espèces benthophages. Pourtant les couvées de Tadornes de Belon n’y sont pas et l’Avocette n’y niche pratiquement plus (figure 10 et 11).
Figure 10 – Localisation des couvées et du nombre de canetons de Tadorne de Belon en 2020 et 2021.
Figure 11 – Localisation des couvées d’Avocette en 2021.
La raison, tout au moins pour l’Avocette, est la présence d’une colonie de Mouettes rieuses (Chroicocephalus ridibundus) qui capturent les poussins à leur naissance (photo 2).
Photo 2 – Prédation de la Mouette rieuse sur les poussins d’Avocette.
Crédit photo : Parc du Marquenterre.
Discussion
La salinité des lagunes est indispensable pour la biomasse de la faune benthique composant les ressources alimentaires des oiseaux.
Une augmentation, combinée à un maintien des niveaux hauts, peut par ailleurs permettre de limiter les problèmes de botulisme (combinée avec la hauteur d’eau qui limite le réchauffement).
Le risque, ou plutôt le problème lié aux cyanobactéries est émergent et reste à évaluer pour proposer des mesures de gestion propres à limiter leur développement.
Enfin, un des principaux objectifs de gestion de ce site est de favoriser les espèces d’oiseaux d’intérêt patrimonial. Cette opération nécessite une analyse des préférences de chaque espèce et une réduction de la compétition et/ou de la prédation
Bien que classé en réserve naturelle, les orientations de gestion de ce site, les aménagements et les actions de gestion intègrent également d’autres éléments, telles que la gestion du trait de côte et les fonctions éducatives et récréatives du site.
Remerciements
Remerciements à INSTADRONE et EUROFINS et à Charline CADIX, Mickael TOULLET, Adèle et Sandrine FAGOT et Philippe DHOTEL pour leur aide précieuse pour les relevés et prélèvements.
___________
Photographie d’entête : © Adobe Stock - Philippe Paternolli
Parc ornithologique de Marquenterre en Baie de Somme
Références
- Barnes, R. S. K. (1994). The brackish-water fauna of northwestern Europe. Cambridge University Press, 287 p., doi:10.1002/aqc.3270050208
- Barroin, G. (2007). Du facteur limitant au facteur de maîtrise. Face à l’eutrophisation, seul le phosphore compte. Perspectives agricoles, n° 336, p. 6-7, http://www.institut-environnement.fr/download/Barroin.pdf
- Evans, P. (1999). Les effets des Goélands nicheurs sur la végétation des cordons de galets d’Orford Ness, Sufolk (Royaume-Uni). In Le Galet, du Chou marin à l’industrie, Recueil des communications présentées au cours de la conférence tenue les 20 et 21 septembre 1999 à l'initiative du Syndicat Mixte pour l'Aménagement de la Côte Picarde et de l'East Sussex County Council, par Patrick Triplet et Barry Yates, p. 18-21.
- Esselink, P., & Zwarts, L. (1989). Seasonal trend in burrow depth and tidal variation in feeding activity of Nereis diversicolor. Marine Ecology Progress Series, vol. 56(3), p. 243-254, doi:10.3354/meps056243
Résumé
Les lagunes arrière-littorales de la plaine maritime picarde sont soit désormais isolées de la mer, soit reliées par un système de vannage qui fonctionne plus ou moins bien. Ceci ne leur permet plus de remplir leurs fonctions écologiques envers des espèces végétales comme la Ruppie maritime ou diverses espèces de limicoles comme l’Avocette. Tel est le cas des lagunes de la partie terrestre de la Réserve naturelle nationale de la Baie de Somme, plus connue sous le nom de Parc ornithologique du Marquenterre. Le nouveau plan de gestion vise à restaurer un fonctionnement approprié pour ces lagunes. Pour cela, des études sont menées, sur la bathymétrie, la qualité de l’eau, la faune benthique ainsi que sur les ouvrages hydrauliques et leurs modalités de gestion. Ce focus a pour but de présenter les principaux résultats de ces suivis et études mais également les premiers axes de réflexion sur la mise en place d’aménagements adéquats aux objectifs de conservation des espèces.
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