Articles

Préserver les écosystèmes aquatiques pour faire face à la sécheresse

Chapeau

Rupture d’alimentation en eau potable, perte de rendements agricoles, réduction de la production hydroélectrique sont quelques-unes des graves conséquences de la sécheresse historique qu’a connu la France en 2022. Au-delà des impacts sur les usages anthropiques, se posent également la question des dégâts d’un tel déficit hydrique sur les milieux aquatiques et celle de leur résilience. Dans cet article, l’auteur analyse de manière critique les procédures mises en œuvre en 2022 pour gérer la sécheresse et propose quelques nouvelles orientations de gestion prenant mieux en compte la préservation des cours d’eau.

Introduction

La sécheresse de l’année 2022 a indéniablement marqué les esprits par son intensité, son caractère global (certains territoires jusque-là relativement épargnés ont été très touchés) et sa durée, celle-ci ayant duré tout l’été jusqu’en automne. Elle a également durablement marqué les écosystèmes aquatiques, les premiers touchés par la pénurie d’eau, non seulement du fait des conditions météorologiques, mais également du fait qu’ils ont été les laissés pour compte de la gestion publique de la sécheresse.

Les outils de gestion mis en œuvre, que sont les arrêtés-cadre départementaux (ACD) et arrêtés-cadres interdépartementaux (ACI) depuis la réforme de 2021-2022, visent pourtant à concilier les différents usages de l’eau en période de sécheresse et, notamment, à préserver en toute circonstance les usages dits prioritaires. Le Code de l’environnement à son article L.211-1 les définit : la santé, la sécurité, la salubrité publique, l’alimentation en eau potable et la préservation des écosystèmes aquatiques. Parmi ces usages, quatre sont anthropiques et un seul, apparaissant en fin de liste, concerne les milieux naturels. Cependant, on observe parfois que des usages non prioritaires passent avant les usages prioritaires, ce qui pose question. Il est alors légitime de s’interroger sur les critères pris en compte pour cette hiérarchisation et sur la nécessité de ne pas opposer les approches anthropiques et non anthropiques, ainsi que les approches à court et à long termes.

L’étude de la sécheresse de 2022 en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA) montre une adaptation du cadre de gestion favorisant les enjeux non prioritaires et une véritable sacralisation des usages anthropiques de l’eau. Un tel choix est cependant questionnable dans la mesure où il est reconnu que la protection de ces écosystèmes accroît la résilience humaine, par la sauvegarde des services écosystémiques et par le développement de solutions fondées sur la nature, évoquées depuis 2009 par l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN). A contrario, une gestion inadaptée des eaux superficielles en période de sécheresse accroît les conséquences du changement climatique, puisque les écosystèmes subissent de plein fouet les conséquences de l’aléa et ne peuvent retrouver un fonctionnement efficace pour les sécheresses à venir. Un effet boule de neige très délétère (ou une boucle de rétroaction négative, plus précisément) est ainsi lancé.

Dans cet article, on abordera le cadre juridique et réglementaire à l’œuvre, réformé en 2021-2022 et visant, en théorie, la préservation des cours d’eau. Puis, on évoquera quelques exemples de gestion concrète questionnables au cours de cette sécheresse intense. Enfin, de nouvelles orientations à suivre en matière de gestion de sécheresse seront proposées, vers une redéfinition globale de notre rapport au vivant.

Cadre de protection des milieux aquatiques en période de pénurie d’eau

En 2020, un rapport du Conseil général de l'environnement et du développement durable a pointé d'importantes lacunes de gestion lors de l'épisode intense de 2019 (Baudouin et al., 2020). Il a conduit à une redéfinition des outils administratifs de gestion avec la publication d'un décret, d'une instruction et d'un guide à destination des services de l'État.

Fondements juridiques et réglementaires généraux depuis 2021

C’est d’abord un décret dit « gestion quantitative » qui est publié le 23 juin 2021 (n°2021-795), suivi d’une instruction le mois d’après.

Le décret entend harmoniser les cadres de gestion de crise à l’échelle des grands bassins hydrographiques et améliorer la réactivité des services.

L’instruction ministérielle soutient le décret précité et précise pour les services concernés la nouvelle organisation de gestion de crise sécheresse. Les trois actes administratifs à mettre à jour sont évoqués : l’arrêté d’orientation de bassin (AOB, niveau de bassin), l’arrêté cadre départemental ou interdépartemental (ACD/I) et l’arrêté ponctuel de limitation des usages (niveau départemental, pris de manière territorialisée et provisoire), qui trouve ses fondements au sein des ACD/I.

La réactivité recherchée est rappelée, ainsi que la nécessité de réunir désormais des comités ressources en eau (CRE), instances de gouvernance propres à la crise sécheresse et à la gestion structurelle de la ressource. Ils doivent être consultés avant toute décision d’arrêté préfectoral de limitation des usages. Leur composition doit représenter la totalité du spectre des usages de l’eau.

L’instruction commande aux préfets coordonnateurs de bassin un arrêté d’orientation qui déclinera cette nouvelle organisation, à l’échelle du bassin et selon ses particularités locales.

Elle renvoie enfin au guide national publié courant juin qui, en une trentaine de pages, donne de plus amples détails quant à ces nouvelles modalités de gestion et harmonise les mesures.

Au cœur de ce renouvellement se trouve l’objectif d’une meilleure gestion de la pénurie d’eau et donc de la préservation des écosystèmes aquatiques, citée comme objectif prioritaire au titre du Code de l’environnement (art. L.211-1). C’est en effet par la sauvegarde de ces usages prioritaires en période de pénurie que l’efficacité du cadre de gestion peut être évaluée.

Les départements (directions départementales des territoires et de la mer, DDTM) s’attèlent à la réforme de leurs textes cadres à la fin 2021, pour une signature attendue avant l’étiage 2022, et la quasi-totalité des ACD et ACI a pu être appliquée au cours de l’étiage 2022, exception faite de l’ACD des Hautes-Alpes, signé mi-août et non applicable jusqu’à la fin de l’étiage, de l’ACD des Alpes-maritiles et de l’ACI Siagne.

Les textes signés reprennent les grandes lignes des orientations nationales et de bassin et entendent donc, comme il était souhaité par la réforme globale, viser à une meilleure préservation des milieux aquatiques, puisqu’il convient de lier efficacité de la gestion et sauvegarde des enjeux écosystémiques. Davantage d’indicateurs qualitatifs sont par exemple pris en compte en vue d’apprécier les situations hydrologiques, comme l’observation visuelle des cours d’eau (réseau Observatoire national des étiages – ONDE, porté par l’Office français de la biodiversité – OFB, notamment) ou des modalités propres aux fédérations de pêches locales (pour les départements des Alpes de Haute-Provence et des Bouches-du Rhône).

Par ailleurs, les adaptations, dérogations ou exemptions face à la limitation des usages ne sont, pour la plupart des textes cadres, possibles qu’en stade de crise sécheresse (le niveau 4/4, le plus élevé).

Certains seuils déclencheurs de niveaux de gravité ont été revus à la hausse, l’évolution la plus parlante dans ce sens étant celle qui concerne le Gapeau, cours d’eau du département du Var. Pour exemple, le plan d’action sécheresse (PAS) du Var en vigueur depuis 2019 donnait comme débits déclencheurs, respectivement pour l’alerte, l’alerte renforcée et la crise : 67, 50 et 30 l/s. L’ACD actualisé modifiait substantiellement ces débits avec désormais : 146, 123 et 110 l/s, soit pour le seuil de crise par exemple, un débit plus de trois fois supérieur.

Le cas du Var n’est pas isolé, quelques autres départements ayant revu à la hausse leurs seuils déclencheurs (Hautes-Alpes ou Bouches-du-Rhône, par exemple). Cette orientation vers une hausse des seuils traduit une volonté de préserver davantage les milieux, et de limiter plus précocement (à des débits plus élevés) les usages de l’eau.

ACD et ACI paraissent donc être des outils de sauvegarde des milieux aquatiques, ayant intégré ces enjeux dans leurs objectifs et leur conception, en termes de maintien théorique de débits minima. En réalité, cet enjeu est souvent mis de côté, comme nous le verrons plus loin.

La gestion de la sécheresse 2022 en région PACA

L’étude concrète de la gestion de la sécheresse de 2022 en région PACA permet de pointer les lacunes qui existent dans la prise en compte pratique des enjeux écosystémiques. On verra d’abord l’intensité de cette sécheresse via quelques statistiques, puis des décisions publiques visant à faire primer certains usages anthropiques et non prioritaires de l’eau seront exposées. Ce sont finalement ces usages qui, en période exceptionnelle et pourtant extrêmement dommageable pour les milieux, s’imposent comme réellement centraux.

Quelques statistiques évocatrices

La sécheresse de 2022 est unique et quelques statistiques permettent de s’en rendre compte, à la fois à l’échelle nationale et à celle de la région PACA.

Le réseau d’observation ONDE, porté par l’OFB et fondé sur des observations visuelles de l’écoulement des cours d’eau, fait ses relevés les plus alarmants au cours de l’été 2022. Le tableau 1 présente ces observations extrêmes.

Tableau 1 – Relevé des assecs par le réseau ONDE (Observatoire national des étiages) en région Provence-Alpes-Côte d’Azur (en pourcentage des observations).


2020

2021

2022

Mai

Juin

Juillet

Août

Mai

Juin

Juillet

Août

Mai

Juin

Juillet

Août

1 %

5 %

9 %

25 %

1 %

7 %

20 %

32 %

9 %

23 %

45 %

39 %

Source : Office français de la biodiversité.

Le premier arrêté préfectoral de restriction des usages est pris, en région PACA, au 9 mars 2022 (Alpes-Maritimes), soit le plus précocement jamais observé. À titre comparatif, pour les années 2021 et 2020, les premiers arrêtés étaient pris au 12 avril (Bouches-du-Rhône) et au 30 juin (Vaucluse). Les niveaux des grands lacs de la région sont au plus bas au cours de l’été et les niveaux d’eau qui permettent la tenue d’activités touristiques, fixés contractuellement au 1er juillet, n’ont pour certains pas été atteints.

Côté pluviométrie, l’été a été très déficitaire, comme le résume le tableau 2.

Tableau 2 – Excédents ou déficits de pluviométrie en région Provence-Alpes-Côte d’Azur en 2022.


2022

Mai

Juin

Juillet

Août

– 53 %

– 30 %

– 78 %

+ 52 %

Source : Météo France.

Le mois de juillet a été extrêmement sec, le deuxième depuis 1959 après l’année 1984, avec un cumul de précipitations de seulement 8,5 mm. Cela représente un déficit pluviométrique de 78 % (tableau 3), la pluviométrie normale pour le mois de juillet en région PACA atteignant les 35 mm.

Tableau 3 – Cumul de précipitations en région Provence-Alpes-Côte d’Azur, pour les mois de juillet 2020, 2021 et 2022. Normale : 35 mm.


2020

2021

2022

19 mm (déficit de 46 %)

42 mm (excédent de 19 %)

8,5 mm (déficit de 78 %)

Source : Météo France.

Le mois d’août a été plus clément et un excédent de 52 % est observé, soit un cumul de 72 mm. Cela n’a toutefois pas permis d’atteindre les niveaux normaux de précipitations cumulées sur l’été, si bien que la situation hydrologique globale est restée préoccupante en automne. Les températures de l’air ont également été excédentaires, + 2,8 °C au mois de mai, + 3,2 °C en juin, et des vagues de chaleur extrêmes allant jusqu’à 40 °C localement sont observées en juillet.

Le 02 août 2022, après la prise d’arrêté de la préfecture d’Île-de-France, toute la France était concernée par au moins un arrêté de restriction de niveau vigilance a minima. Événement tout aussi inédit, la Première Ministre Élisabeth Borne a activé le 05 août une cellule interministérielle de crise (CIC) afin de mettre en œuvre une réponse globale de l’État.

C’est dans ce contexte exceptionnel que des décisions publiques délétères pour les milieux aquatiques ont été prises, alors même que l’hydrologie supposait déjà des dommages pérennes sur ceux-ci.

La satisfaction d’usages anthropiques de l’eau aux dépens des milieux

On observe au cours de l’étiage 2022 plusieurs « moments » révélateurs d’une primauté des enjeux anthropiques face aux enjeux écosystémiques. En voici quelques-uns.

Certains débits réservés à l’aval d’ouvrages ont été réduits en vue de satisfaire des usages anthropiques non prioritaires, l’irrigation agricole principalement, alors que l’hydrologie locale était largement affectée. C’est le cas du débit réservé à l’aval du barrage de St-Sauveur (Hautes-Alpes), dépendant du cours d’eau du Buëch. Le 17 juin 2022, la préfète des Hautes-Alpes prenait un arrêté d’anticipation de la baisse du débit réservé, de 1 500 l/s à 900 l/s, débit réglementairement fixé au 1er juillet. Cela représentait donc quinze jours d’avance, ce que l’exploitant EDF comme l’OFB supposaient acceptables au vu des besoins de la faune locale du Buëch. Malgré ces déclarations, la question de la sacralisation des débits réservés au profit des besoins anthropiques à court terme apparaît : si ces débits réservés sont définis réglementairement et sur la base d’études fines des enjeux écosystémiques, leur possible adaptation lors de situations exceptionnelles à des enjeux non prioritaires, apparaît comme une lacune dans la préservation des milieux.

Dans la même logique, le débit réservé était de nouveau diminué, hors du cadre réglementaire cette fois-ci (ce dernier est fixé du 1er juillet au 30 septembre à 900 l/s), par arrêté préfectoral du 13 juillet à 600 l/s. La justification est claire : cette diminution doit permettre aux irrigants de prélever davantage en vue de sauver les cultures les plus touchées par la sécheresse. Le « titre » de l’arrêté préfectoral le mentionne explicitement, autant que les « considérants » qui le sous-tendent. Cinq structures d’irrigation sont particulièrement visées et mentionnées dans l’arrêté. Une diminution d’un tiers du débit réservé ne saurait avoir des conséquences nulles sur la vie aquatique et les milieux à l’aval de St-Sauveur, alors que le bassin versant du Buëch et plus largement de la Durance présentent une situation hydrologique préoccupante.

Plus encore, ce débit était diminué davantage, par arrêté similaire du 11 août, là encore justifié par une allocation de la ressource à cinq acteurs agricoles, à 500 l/s, soit quasiment la moitié du débit initialement déterminé comme étant nécessaire pour garantir la vie. La pression exercée par la profession agricole en CRE en est l’une des causes, pression bien plus forte pour ce secteur que pour celui de la préservation des écosystèmes aquatiques, défendue par les associations de protection de l’environnement ou les fédérations de pêche. Les CRE reviennent ainsi à être des lieux de pression sur les décideurs publics (Rerolle, 2014).

Précisons ici que l’aval du barrage de St-Sauveur, se trouvant dans le département des Hautes-Alpes, n’est pas soumis pendant l’étiage 2022 à l’ACD des Hautes-Alpes, signé comme il a déjà été évoqué mais non applicable pour cet étiage. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de détournement des objectifs de gestion de la sécheresse 2022, celle-ci étant administrée pour ce département sur la base du texte ancien, le PAS de juillet 2019. Toutefois, c’est bien l’approche générale que l’auteur souligne : modifier substantiellement des débits réservés en période de sécheresse prononcée, que le cadre réglementaire de gestion soit celui issu de la réforme de 2021 (et donc des textes dits ACD ou ACI), ou celui avant la réforme (textes dits PAS), est toujours préjudiciable pour les milieux et relève d’une gestion de sécheresse centrée sur les enjeux non prioritaires.

Tableau 4 – Débits réglementaires à l’aval de St-Sauveur (Hautes-Alpes) comparés aux débits réels à l’étiage 2022.


Débits réglementaires

Du 15 au 30 juin

1 500 l/s

Du 1er juillet au 30 septembre

900 l/s

Débits réels à l’étiage 2022

Arrêté du 17 juin

900 l/s

Arrêté du 13 juillet

600 l/s

Arrêté du 11 août

500 l/s

Source : Recueil des actes administratifs (RAA) des Hautes-Alpes à l’été 2022.

Le cas de l’irrigation des golfs, ayant attiré l’attention d’une presse avide de faits divers, est tout aussi évocateur. L’allocation de la ressource au lavage professionnel de véhicules, d’engins nautiques, à l’irrigation des stades, des jardins d’agrément ou encore à des activités de divertissement, s’y joignent. Ces activités dépendent toujours d’un ACD nouvellement signé (suite à la modification législative et réglementaire de 2021-2022) et doivent donc être mises en concurrence, en période de crise, avec les usages prioritaires de l’eau. Les favoriser malgré des stades très élevés de gravité (niveau « crise », soit le plus élevé) revient à les sacraliser face à ces usages. La frontière entre usages prioritaires de l’eau et usages « économiques » ou de « divertissement » semble floue et adaptable selon les enjeux locaux, ou selon les pressions politiques. Dans les faits, les volumes d’eau concernés sont faibles, mais c’est bien l’approche laxiste qui est ici évoquée et remise en question. Les milieux pâtissent de cette allocation déséquilibrée de la ressource. Il en résulte des milieux altérés qui sont moins résistants face aux sécheresses à venir et dont les bénéfices tirés par l’activité humaine, dont leur capacité à réguler les grands cycles hydriques et de la matière, vont décroissants.

Finalement, c’est l’efficacité même des outils coercitifs de gestion qui est interrogée. Notons en parallèle qu’alors que les effets néfastes des restrictions sur les usagers sont relativement bien quantifiables, les effets positifs de telles mesures sur les milieux, et aussi, finalement, pour l’Homme, sont rarement démontrés.

Sur la base de ces considérations, nous faisons des propositions dans la partie suivante, dans le but de faire émerger une nouvelle réforme réellement garante d’une meilleure protection des milieux aquatiques.

Orientations et réformes à mener

Face à ce constat, une nouvelle réforme des outils de gestion de la sécheresse semble s’imposer, notamment pour répondre au Code de l’environnement qui définit la préservation des écosystèmes aquatiques comme un enjeu prioritaire de la gestion de sécheresse. C’est ce qui est ici proposé, pour des outils réellement efficaces dans un tel contexte, et qui semblent indéniablement encore faire défaut.

Une nouvelle réforme des textes cadres de gestion

Cette proposition part du principe qu’une gestion efficace des épisodes de sécheresse vise à la résilience, et non à la résistance. En d’autres termes, la préservation des milieux aquatiques se présente comme une solution à long terme pour lutter contre la sécheresse. Préserver les usages économiques de l’eau, c’est estimer qu’une sécheresse intense a été digérée. Ici, on se propose de présenter ces solutions à court terme comme insuffisantes.

En effet, les écosystèmes participent aux évolutions du climat, tout comme ils en dépendent : par exemple, selon un rapport de la Commission européenne (Commission européenne, 2009), 50 % des émissions de gaz à effet de serre sont absorbées par les écosystèmes dits « fonctionnels », c’est-à-dire non dégradés et fonctionnant normalement, à travers le monde. De la qualité des écosystèmes dépendent donc en partie les dérèglements climatiques à venir ou, au contraire, leur atténuation. Pour ce qui est des écosystèmes d'eau douce plus spécifiquement, ils fournissent des services de supports dans le cycle de l'eau, la photosynthèse, la production de biomasse et le cycle des éléments nutritifs (carbone, azote, phosphore), mais aussi dans la formation et le maintien des sols. Négliger ces milieux, notamment dans un contexte de pénurie d’eau récurrente (avec une faible recharge interannuelle des nappes), revient donc à hypothéquer sur des services futurs primordiaux.

Un axe de réforme envisageable est celui de la redéfinition des débits déclencheurs des niveaux de gravité. En effet, préférer des seuils de débits plus élevés pour décréter un besoin de restriction d’usage, c’est considérer qu’une situation hydrologique est préoccupante plus tôt, et c’est laisser davantage de latitude au milieu pour faire face à la situation. Même si certains seuils ont été modifiés suite à la réforme 2021-2022, il semble légitime de remettre la totalité d’entre eux en question, d’autant que certaines études techniques de détermination de ceux-ci ont été réalisées il y a plusieurs années, alors que les évolutions continues du climat impliquent une révision. Face à ces phénomènes évolutifs, il n’est pas pertinent de se contenter de seuils immuables : des remises en question régulières s’imposent.

Le dépassement des seuils doit par ailleurs mener au déclenchement systématique des stades de gravité, sans délai important. Là où les orientations de bassin (bassin Rhône-Méditerranée) donnent huit jours, on se propose de le réduire, plus encore lorsqu’il s’agit du stade de crise. Imaginons une réduction de moitié soit quatre jours, les contraintes de temps à retenir étant administratives d’une part (rédaction de l’arrêté et processus de signature) et décisionnelles (réaction des membres du CRE en deux jours ouvrés par exemple). La question d’une décision plus régalienne lorsqu’il s’agit de préservation d’enjeux écosystémiques se pose : là où les seuils précédents supposent une décision collégiale par le biais d’une consultation du CRE, le passage en stade de crise peut, lui, être décidé unilatéralement par l’autorité publique. Ce qui semble s’imposer comme un déni de participation du public à des décisions restrictives apparaît en réalité comme une solution viable pour préserver les écosystèmes, et parallèlement les équilibres sociétaux qui dépendent des ressources en eau. Face aux enjeux climatiques, la question de la participation citoyenne fait largement débat et la place de l’État comme régulateur y est consacrée. On se propose ici de reconnaître à la puissance publique cette capacité à prendre les décisions qui, en période de crise, par définition peu adaptée aux processus décisionnels longs, répondent sans délai à un aléa. Qui plus est et nous l’avons déjà soutenu, une décision de préservation des écosystèmes aquatiques relève davantage d’une approche raisonnée de long terme, plutôt que d’une approche soumise à des enjeux socio-économiques, de court terme, que les membres du CRE apportent parfois au cœur du débat. Sans nier ces enjeux, c’est la résistance qu’ils permettent plutôt qu’une véritable résilience qu’il convient de relever.

Par ailleurs et pour une efficacité réelle de ces mesures, les possibilités de dérogations à ce stade ne peuvent être multiples. Celles-ci ne doivent être ouvertes que pour la préservation d’un enjeu prioritaire de l’eau défini au L.211-1 du Code de l’environnement : l’alimentation en eau potable d’une commune en forte tension, ou l’adduction d’eau nécessaire à la lutte contre les incendies, fréquents en période estivale et en région PACA.

Imaginons enfin une approche géographique novatrice, permettant de classer une zone plus sujette à des étiages importants comme « à risque », dans laquelle les usages de l’eau seraient davantage réduits en période de sécheresse. Les zones de répartition des eaux (ZRE) visent bien ce type de territoires mais leur fonctionnement n’intervient qu’en gestion structurelle de la ressource. Des zones de ce type pourraient être usitées en gestion de crise, avec des mesures plus strictes ou des stades de gestion adaptés (deux niveaux par exemple, alerte puis crise, pour passer rapidement à un niveau de gravité qui réduit drastiquement les usages). L’effet attendu à long terme est une réallocation des populations et des activités les plus consommatrices en eau vers des zones mieux dotées en eau. Face aux enjeux que représentent l’eau et son utilisation, une réorganisation spatiale des besoins ne paraît pas relever uniquement d’une pensée extrémiste.

Mentionnons enfin que les choix à court terme d’urgence, tels que mis en œuvre en 2022, ne devraient pas occulter la nécessité de lancer d’ambitieuses réformes structurelles, qui doivent permettre des économies d’eau à long terme et éviter ainsi le passage en périodes de pénurie. Cet article étant centré autour des réformes conjoncturelles et de la gestion à proprement parler « de crise », ces évolutions structurelles ne seront pas détaillées et relèvent de recherches annexes, qui doivent être soutenues.

Plus largement, c’est l’approche philosophique du vivant qui doit être redéfinie, vers une éthique écologique forte considérant les éléments naturels comme limités, précieux et bases de la pérennité de nos systèmes sociaux.

Conclusion

Le constat est sans appel suite à l’observation de la façon dont la sécheresse de 2022 a été gérée : les milieux aquatiques sont les premiers touchés par les aléas naturels de cette ampleur, mais aussi les plus oubliés et sacrifiés dans les priorités de gestion. Leur résilience est d’autant plus affectée que les usages anthropiques de l’eau accentuent les effets de la sécheresse. Or avec les dérèglements climatiques observés, il semble indispensable désormais de se préparer au retour de ce type de sécheresse, et à des périodes sèches plus longues, plus intenses et donc plus dommageables pour la biodiversité aquatique. Dans ce sens, les outils de gestion de la pénurie d’eau se doivent d’être réformés, et en leur centre placés les enjeux écosystémiques, dont la préservation est un pilier central de notre capacité à faire face dans le futur à l’aléa sécheresse.

Note de la rédaction

Cette réflexion résulte d’un mémoire de recherche : ROUSSET Hugo, La préservation des écosystèmes aquatiques, un enjeu prioritaire de la gestion de sécheresse ?, Université Lumière Lyon 2, 2022. Ce mémoire a été réalisé au cours l’été 2022 dans le cadre du Master RISE « Gouvernance des risques environnementaux », porté par l’Université Lumière Lyon 2, l’Université Jean Moulin Lyon 3 et l’École Centrale de Lyon.

Encadré 1 – Pour en savoir plus

Hay, J. (2017). La réparation de la nature et quelques-uns de ses enjeux du point de vue de l’évaluation des atteintes écologiques. Revue juridique de l’environnement, 42, 629-636, https://www.cairn.info/revue--2017-4-page-629.htm

Julien, F. (2010). « L’eau qui atteint la mer est une eau perdue » : anthropocentrisme et dégradation des écosystèmes aquatiques ». VertigO, la revue électronique en sciences de l’environnement, 10, 1, https://doi.org/10.4000/vertigo.9449

Meral, P., Pesche, D. (2021). Les services écosystémiques : Repenser les relations nature et société. Nature et société, Éditions Quæ, 304 p., http://books.openedition.org/quae/26482

Organisation des Nations Unies (ONU), Rapport de la quinzième session de la Conférence des Parties (COP) de la Convention-cadre sur les changements climatiques (UNFCCC) tenue à Copenhague du 7 au 19 décembre 2009.

Regnery, B. (2017). La Compensation écologique : Concepts et limites pour conserver la biodiversité. Muséum national d'Histoire naturelle, 288 p. (Hors collection ; 40).

Rerolle, A. (2014). De l’alchimie de l’eau à l’alchimie juridique : vers la reconnaissance de la valeur environnementale de l’eau ? Droit et cultures. Revue internationale interdisciplinaire, 68, 165-184, https://doi.org/10.4000/droitcultures.3457

Smets, H. (2003). La sensibilisation aux valeurs liées à l’eau et à la bonne gouvernance, VertigO - la revue électronique en sciences de l’environnement, Hors-série 1, https://doi.org/10.4000/vertigo.1966

UICN France (2018). Les Solutions fondées sur la Nature pour lutter contre les changements climatiques et réduire les risques naturels en France, https://uicn.fr/wp-content/uploads/2018/06/brochure-sfn-mai2018-web-ok.pdf

________________________________

Photo d’entête : © Adobe Stock – Peter

Références

  • Baudouin, E., Py, M., Stevens, D., Pujos, C. (2020). Rapport interministériel CGEDD n°013098-01 et CGAAER n°19098 : Retour d'expérience sur l'épisode caniculaire et la sécheresse de 2019, https://agriculture.gouv.fr/retour-dexperience-sur-les-episodes-caniculaires-et-la-secheresse-de-2019
  • Commission européenne (2009). Le rôle de la nature dans le changement climatique.

Résumé

L’année 2022 est marquée par une sécheresse historique, « la plus grave jamais enregistrée » selon les termes de la Première Ministre Élisabeth Borne. Parmi les dommages de cette sécheresse majeure, on observe des ruptures d’alimentation en eau potable sur la totalité du territoire métropolitain, des rendements agricoles, industriels et commerciaux largement réduits, une production hydroélectrique limitée au maximum et des tensions sur les usages touristiques. Hors usages anthropiques, se posent la question des dégâts d’une telle sécheresse sur les milieux aquatiques et celle de leur résilience. Bien que considérée comme un « usage » prioritaire de l’eau, la préservation des écosystèmes entre en confrontation directe avec les usages anthropiques et cet article a pour objectif d’interroger cette confrontation. Malgré un cadre de gestion de la crise sécheresse réformé en 2021-2022 et prenant en compte les écosystèmes sur le papier, ceux-ci se voient parfois dévoyés face à une sécheresse inédite. Leur résilience en est ainsi détériorée et se pose la question des impacts de cette détérioration sur la résilience de l’espèce humaine.

Auteurs


Hugo ROUSSET

hugo-rousset@outlook.com

Affiliation : Université Lumière Lyon 2 – Université Jean Moulin Lyon 3 – École Centrale de Lyon, Master RISE « Gouvernance des risques environnementaux », Lyon

Pays : France

Pièces jointes

Pas de document comlémentaire pour cet article

Statistiques de l'article

Vues: 4043

Téléchargements

PDF: 168

XML: 26